Par Arnaud Dupui-Castérès – Fondateur de Vae Solis Communications – Cabinet de conseil en stratégie de communication et capital réputation
Si les polémiques concernant la présence d’entreprises dans certains pays n’est pas nouvelle, la guerre faite par la Russie à l’Ukraine crée une situation inédite quant à l’ampleur et la rapidité de la réaction des entreprises implantées dans le pays agresseur. Dans le passé, nous avons connu les critiques contre les entreprises de l’armement qui ont pu se retrouver au cœur de conflits, les entreprises présentes dans un pays dont la gouvernance était contestée et contestable (par exemple la Birmanie) ou encore celles présentes dans un pays sous embargo (Peugeot et Total en leur temps en Iran).

Partant du principe que les entreprises respectent (et elles y ont tout intérêt) les lois, réglementations et directives de leurs gouvernements, les entreprises implantées en Russie n’ont pas de contraintes légales à ce stade de quitter la Russie puisque leurs gouvernements ne le leur ont pas demandé. Pourtant, plusieurs se sont retirées, ont arrêté leurs activités ou ont annoncé vouloir le faire et le débat est animé autour de celles qui ne le font pas (actuellement Total, Danone, Bonduelle, Leroy Merlin). L’enjeu est ici l’acceptabilité par une opinion publique très large – essentiellement celle des membres de l’OCDE – de la présence de leurs entreprises dans un pays faisant l’objet de l’opprobre internationale.

Pourquoi une réaction d’une telle ampleur contre les entreprises implantées en Russie ?

A l’évidence, l’empire des émotions domine les arguments raisonnés. L’ère de l’information dans laquelle nous vivons est marquée par l’immédiateté, la caricature et la surréaction. Les opinions publiques sont particulièrement sensibles aux comportements des entreprises et demandent des comptes.

Toutefois, les réalités sont plus complexes. Dans notre affaire, il y a un biais de présentation. En effet, nous entendons souvent parler, d’un côté, des entreprises françaises qui ne partent pas de Russie (telles que Leroy Merlin par exemple ou Auchan) et, de l’autre, des entreprises américaines (telles McDonald’s, Starbucks, ou Coca-Cola) qui la quittent. Mais quid des entreprises allemandes, suisses, anglaises comme par exemple Metro, BASF, Bayer Allianz, Geberit, Nestlé ? Et pourquoi ne disons-nous pas que le nombre des entreprises américaines restant est considérablement plus important que celui des entreprises partantes ? Une cinquantaine seulement ont annoncé leur départ contre plus de 200 entreprises qui restent comme JP Morgan, Goldman Sachs, etc.

La raison en est très simple : le bruit médiatique est plus assourdissant dans le cas où l’on cible une entreprise de grande consommation française, connue de tous, que dans le cas d’une entreprise canadienne inconnue du grand public. C’est le biais de proximité.

Par ailleurs, livrer une vision manichéenne et mettre à l’index sans connaître les tenants et les aboutissants est un exercice de plus en plus courant car il est toujours plus facile que l’explication et la nuance.

Enfin, il ne faut jamais sous-estimer un réflexe humain naturel consistant à critiquer d’autant plus violemment ceux qui nous offrent l’occasion de mieux cacher nos petites lâchetés ou compromissions. Ainsi pour mieux maintenir le confort d’une température douillette dans son domicile européen chauffé au gaz (russe), il est de bon ton de critiquer ceux qui maintiennent une activité en Russie, comme il est parfois impératif de continuer à toucher les redevances du passage du gaz russe sur son territoire (l’Ukraine) pour ne pas mécontenter ses alliés européens et leurs consommateurs.

La réalité est ainsi plus complexe que les grands traits qui en sont dessinés dans les media et par les acteurs du débat public et les réactions de l’opinion publique doivent être gérées avec pédagogie et transparence.

Pour les entreprises implantées en Russie, comment faut-il réagir face aux menaces de boycott ?

D’abord, il faut bien considérer un boycott comme une menace et, a minima, comme une alerte : il ne doit pas être traité par le mépris. Ensuite, il faut se souvenir que les boycotts demandés par des actions d’Agit-Prop, organisés par les activistes et largement relayés par les media, ont un impact généralement très faible sur le comportement des consommateurs. L’opinion publique ne suit pas pour plein de raisons plus ou moins bonnes : indifférence (elle est significative), par raisonnement, par absence de choix alternatifs, etc…Les boycotts les plus efficaces sont ceux qui sont silencieux, ceux qui sont le fait des clients qui se détournent des entreprises et des produits dont la réputation s’abîme.

Ainsi, les entreprises actuellement présentes en Russie et faisant l’objet de menaces de boycott ne me semblent pas devoir craindre un impact significatif à court terme sur leurs ventes en France ou en Europe.

Mais ces débats sur la présence ou le départ d’un pays comme la Russie, qui sont encore une fois essentiellement le fait des parties prenantes (dont les media), jouent un rôle déterminant sur la réputation des entreprises. Or, leur capital réputation est enjeu de long terme.

C’est la raison pour laquelle, il convient de réagir face aux critiques et aux mises en cause. La politique de l’autruche est contre-productive. Il faut assumer sa décision ou ses contraintes, les expliquer, dire pourquoi elles imposent une décision et aussi dire qu’elles sont les mesures prises par l’entreprise pour limiter les risques. Renault ou Auchan se sont publiquement exprimés et ont fait les efforts de pédagogie nécessaire.

Comment les entreprises implantées en Russie peuvent-elles traiter ce sujet avec sérieux et préserver leur capital réputation ?

Les parties prenantes que sont les média, ONG, actionnaires, syndicats, l’interne, etc. ont la capacité à mettre le sujet dans le débat public de manière très puissante, et cela finit par avoir un impact sur la réputation.

Il faut réagir vite et dans un ordre précis. L’interne d’abord, car ce sont les salariés qui sont les premiers exposés aux questions si ce n’est aux critiques. Ils doivent comprendre pourquoi leur entreprise prend sa décision, être informés des raisons, des contraintes et des enjeux. Il faut les rassurer. Dans le cas où rien ne serait fait, la pression psychologique (des media, des entourages) peut devenir trop lourde à supporter. Ensuite, un effort identique de pédagogie doit être fait en direction des media pour aider les journalistes à mesurer les enjeux, à mettre en perspective les faits. Là aussi c’est un travail minutieux et de répétition, de dialogue, de rencontres. Envoyer un communiqué de presse froid et « corporate » ne suffit pas. Dans le même esprit, les autres parties prenantes que sont les clients, les partenaires et les actionnaires doivent être sensibilisés.

L’enjeu est d’éviter d’entacher le capital réputation par ce type de crise. Or, la réputation est le principal actif d’une entreprise. Il faut donc prendre le temps de trouver l’argumentation idoine et de construire la bonne narration. Il est impératif de consacrer le temps nécessaire à la pédagogie et la faire sans cesse pour informer toutes les parties prenantes. Tout ceci n’interdit pas de se poser en conscience la question de l’éthique de conviction à laquelle chacun apportera sa réponse en restant ou en partant.