Par Julie Pierrot-Blondeau, Avocat Associée Cabinet BWG

Au-delà du risque sanitaire encouru par tous, la protection des enfants en situation de danger demeure un enjeu primordial en ces temps de confinement et de repli sur soi des familles au sein de leurs foyers.

Déscolarisés depuis le 16 mars, les enfants sont coupés de tout lien social, et l’école ne peut plus jouer son rôle habituel de détection des situations de danger. Cette situation devrait s’améliorer progressivement à partir du 11 mai, mais le retour à l’école annoncé sur la base du volontariat des familles laisse planer un doute sur les conditions réelles de la sortie du confinement.

Si des mesures judiciaires exceptionnelles ont été instituées afin de maintenir les contentieux essentiels que sont la protection des victimes d’un parent violent ou maltraitant, leur mise en œuvre pratique reste extrêmement difficile.

Pourtant le besoin est essentiel, comme en témoigne la statistique glaçante récemment publiée par le Secrétariat d’État en charge de la protection de l’enfance : les appels au numéro dédié à l’enfance en danger, le numéro 119, sont en hausse de plus de 89% en avril 2020, par rapport à la même période d’avril 2019 [1] .

De dramatiques faits divers sont d’ailleurs relayés par la presse, tel que le décès brutal d’un petit garçon de 6 ans battu à mort par son père à l’occasion de ses devoirs… ou des appels relayés sur les réseaux sociaux et les différentes chaînes de télévision d’anciennes victimes qui alertent sur les dangers du confinement pour les victimes mineures.

La question se pose donc de savoir quels sont les moyens mis en œuvre pour protéger aujourd’hui les enfants et, surtout, de savoir s’ils sont suffisants.

Le Club des juristes : Quels sont les moyens mis en œuvre pour assurer la continuité de la protection des enfants en situation de danger en cette période ?

Julie Pierrot-Blondeau : Dès l’annonce du confinement, des plans d’urgence de continuité d’activité ont été mis en place par les Conseils départementaux, lesquels sont responsables de la protection de l’enfance, le tout sous l’impulsion et la coordination du Secrétariat d’État auprès du ministre des Solidarités et de la Santé en charge de la protection de l’enfance.

L’objectif annoncé par le Gouvernement est que les enfants protégés fassent l’objet d’une vigilance accrue « afin que l’urgence sanitaire à laquelle nous sommes confrontés ne conduise pas à aggraver leur situation ».

Un plan de continuité a tout d’abord été organisé pour le Service 119 – Service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger (SNATED – ALLO ENFANCE EN DANGER) pour maintenir l’activité des écoutants.
Ce service, qui travaille en lien étroit avec les CRIP (Cellules de Recueil des Informations préoccupantes) des conseils départementaux, est en effet essentiel pour détecter les situations de danger ou de risque de danger pour des enfants.

Cette structure reste l’interlocuteur privilégié des enfants eux-mêmes (après une stratégie de communication adaptée qui a permis de se faire connaître du jeune public concerné) mais aussi de toute personne qui soupçonnerait ou serait le témoin direct ou indirect d’une situation de maltraitance dans son entourage.

L’omniprésence des familles à domicile présente ainsi l’avantage que des voisins puissent être témoins des violences au sein du foyer et les appels à une vigilance accrue se multiplient depuis quelques semaines.

Les statistiques révèlent aussi que les appels à l’aide proviennent très souvent des camarades de classe avec lesquels ces enfants en souffrance sont parfois en contact au quotidien, notamment grâce aux moyens de communications modernes et au maintien du lien avec l’école à distance pour les enseignements.

Dans le contexte, les intervenants du 119 font appel de manière plus systématique aux services de police et de gendarmerie pour favoriser une intervention rapide [2].

Parce qu’il n’est pas toujours aisé de s’isoler pour appeler le 119, un service de signalement en ligne est disponible sur internet à l’adresse https://www.allo119.gouv.fr/.

Le signalement est lancé à destination du Groupement d’Intérêt Public de l’Enfance en Danger (GIPED) lequel assure la gestion du service des appels au 119 [3] et traite en priorité les demandes venant des enfants eux-mêmes.

En lien étroit avec ces services, les Conseils départementaux ont également mis sur pied des mesures destinées à garantir la continuité du fonctionnement des CRIP, priés par le Secrétaire d’État d’« adapter leurs cellules de recueils des informations préoccupantes, pour les traiter et lancer sans attendre des enquêtes sociales ».

Concrètement, on ne sait comment ces enquêtes sociales sont réalisées actuellement, les délais étant, déjà en temps normal relativement longs, et les assistants sociaux étant eux-mêmes soumis à des mesures de confinement qui compliquent leur mission et les exposent à un risque sanitaire.

De la même manière, les intervenants auprès de la protection de l’enfance à domicile tenteraient, tant bien que mal, de poursuivre leurs missions le plus souvent par des contacts téléphoniques avec les familles concernées par une mesure d’assistance éducative, et seulement en cas de nécessité, par un passage à domicile d’un éducateur professionnel pour respecter la finalité du confinement.

Dans les cas les plus graves où les enfants sont placés, les juges des enfants peuvent limiter les droits de visite ou de suspendre un droit d’hébergement de certains parents, le temps du confinement, tout en veillant à maintenir informés les parents sur la situation de leurs enfants.

Pour les enfants les plus âgés qui auraient atteint le seuil de la majorité au beau milieu de cette crise sanitaire, sans pour autant être autonomes, il a été décidé de manière préventive, qu’ils resteraient dans les lieux d’hébergement de la protection de l’enfance. Une protection toute particulière a été annoncée également pour les mineurs isolés étrangers, afin de les mettre à l’abri.

Les Missions de la PMI (protection maternelle et infantile) ont enfin été adaptées pour pouvoir jouer leur rôle de soutien à la parentalité à distance, via des appels téléphoniques par exemple, pour poursuivre l’accompagnement des parents aux soins nécessaires aux enfants en bas âge (ex. vaccinations obligatoire des nourrissons).

Sur le plan judiciaire, seules des décisions urgentes, pour des cas extrêmes, interviennent, au besoin après la tenue d’une audience mais sans que cela ne soit obligatoire ce qui pose question sur le plan du contradictoire [4] : le Juge des enfants décide s’il y a lieu de mettre en place d’une mesure d’assistance éducative (AEMO) pour une durée maximale de 6 mois, ou ordonne, au préalable, une mesure judiciaire d’investigation éducative (MJIE) ou une expertise.

CDJ : Ces mécanismes sont-ils suffisamment efficaces ?

J.P-B. : En pratique, rares sont les cas où des audiences sont effectivement organisées, les tribunaux étant tout simplement à l’arrêt forcé, hormis quelques permanences pour juger les auteurs de violences commises sur les enfants et assurer la protection de ces derniers.

92 enfants auraient tout de même bénéficié d’un placement en urgence pour assurer leur protection depuis le début de la période de confinement [5] .

Cependant, d’après les différents intervenants, la situation des services de protection qui était explosive avant la crise sanitaire, est aujourd’hui totalement critique.

La santé et la sécurité des enfants placés sont gravement compromises : les centres d’accueil sont bondés, comme les familles d’accueil à qui on demande d’accueillir toujours plus d’enfants, et le personnel des centres, déjà insuffisant en règle générale, est en total sous-effectif.

La crise sanitaire impose donc un choix cornélien :

  • ordonner le retour dans la précipitation d’enfants dans leur domicile en sollicitant la mainlevée des mesures d’assistance éducative ou de placement, mais sans avoir la certitude que ces enfants ne subiront pas de nouvelles maltraitances dans le huis clos familial ; le tout avec des parents eux-mêmes parfois en mal de suivi psychologique ou psychiatrique compte tenu du confinement, et sans garde-fou, les visites à domicile étant encore plus exceptionnelles dans le contexte ;
  •  ou exposer ces enfants à un danger sanitaire en les laissant dans des centres d’accueils au bord de l’explosion ou en les transférant vers d’autres structures plus ou moins adaptées à leurs difficultés, les coupant de leurs familles pour plusieurs semaines.

Le constat est que les départements ne sont pas tous égaux dans la protection apportée aux enfants victimes, eu égard aux moyens dont ils disposent et au nombre de familles confrontées à ces difficultés.

Les Associations de défense de victimes et différentes organisations professionnelles [6] ont d’ailleurs appelé à l’aide pour dénoncer la situation de ces enfants délaissés, considérant que les ordonnances précitées n’avaient fait qu’aggraver les difficultés.
Elles alertent aussi sur le fait qu’en cette période de crise, les rôles des différents intervenants sont totalement brouillés, tant en matière de protection de l’enfance qu’en matière pénale et que, de ce fait, les services de protection de l’enfance ne sont plus capables d’assumer leurs missions essentielles : évaluer pour ces enfants les situations de danger, protéger, soutenir et accompagner.

Cela est d’autant plus problématique que les juges des enfants peuvent prendre des décisions très engageantes telles que la prolongation de mesures d’assistance éducative jusqu’à un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, le renouvellement de mesures pouvant aller jusqu’à neuf mois pour les placements, un an pour les mesures en milieu ouvert et ce, sans véritable contradictoire.

Ces associations font également le constat qu’au-delà des déclarations d’intention du gouvernement, les services de prévention et de protection de l’enfance ne disposent que de leurs téléphones personnels pour assurer leurs missions, et que l’accès aux soins, en règle générale, reste compliqué selon les régions.

Ces professionnels relaient également une inquiétude particulière pour les mineurs isolés étrangers pour lesquels les juges des enfants peuvent prononcer des non-lieux à assistance éducative sans la tenue d’une audience, en l’absence de contradictoire.

Plus globalement, les associations considèrent que ces ordonnances ont totalement oublié l’enfant comme sujet de Droit : aucune référence à ses observations ou à l’audition de l’enfant doté de discernement n’est prévue, en violation des droits prévus par la Convention internationale des droits de l’enfant.

La crise sanitaire aura eu le mérite de mettre en lumière la nécessité impérieuse d’accorder des moyens dignes à la protection de l’enfance, une fois le retour à la normale, en signe de respect pour les enfants victimes et ceux qui auront à les subir à l’avenir.


[1] Sur la semaine du 13 au 19 avril, le nombre d’appels a atteint le chiffre de 14531 contre 7674 sur la même période en avril 2019, soit une augmentation de 89,35%.
[2] Avec une augmentation de 230% par rapport à 2019 (de 8 à 27 appels) depuis début avril
[3] Au 19 avril, on comptait 435 formulaires de signalement en ligne au 119 déjà traités depuis la mise en place de cette fonctionnalité début avril.
[4] l’article 4 de l’ordonnance n°2020–304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale
[5] Communiqué de Presse du 22 avril 2020 – Secrétaire d’Etat en charge de la protection de l’enfance
[6] Avocats conseil d’entreprise (ACE), Barreau de Paris, Confédération générale du travail (CGT), Conférence de bâtonnier, Conseil national des barreaux (CNB), Convention nationale des associations de protection de l’Enfant (CNAPE), Fédération des conseils de parents d’élèves Paris (FCPE75), Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA), Fédération SUD SANTE SOCIAUX, Fédération syndicale unitaire (FSU), Ligue des droits de l’homme (LDH), Observatoire international des prisons Section Française (OIP-SF), Syndicat des avocats de France (SAF), Syndicat de la magistrature (SM), Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire (SNEPAP-FSU), Syndicat national des personnels de l’éducation et du social – PJJ (SNPES-PJJ/FSU), Syndicat national unitaire des assistants sociaux de la fonction publique (SNUASFP-FSU), la FSU territoriale (SNUTER-FSU), Solidaires Justice, Union syndicale Solidaires.

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