Par Julian Fernandez, professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, et Muriel Ubeda Saillard, professeure à l’Université de Lille.

Dans une communication présentée au Bureau de la Procureure de la Cour pénale internationale (CPI) le 30 mars dernier, et dont la presse s’est largement fait écho, un collectif d’avocats entend mettre en cause la responsabilité pénale du Président de la République en raison de son refus de rapatrier l’ensemble des enfants et femmes français encore retenus dans le Nord-Est de la Syrie. Il est demandé à la Cour d’ouvrir une enquête et de poursuivre Emmanuel Macron de plusieurs chefs de crimes de guerre. Une telle démarche repose en réalité moins sur une analyse rigoureuse du dossier que sur la volonté de mettre à l’index l’Élysée. Il s’agit sans doute d’une illustration supplémentaire de la place du lawfare – ou de ce que l’on désigne comme tel – dans le débat politique actuel. Et on peut douter qu’il serve ici la cause défendue.

Dans quel contexte s’inscrit l’initiative du collectif ?

La problématique est bien connue. Quel sort réserver aux Français partis rejoindre les rangs de l’État islamique et qui se trouvent à présent dans différents camps au Levant, en particulier dans le Nord-Est de la Syrie ? Il en va des conditions souvent dramatiques de leur quotidien, en lien avec la poursuite du conflit sur place et les défaillances étatiques observées dans une zone désormais sous contrôle des Forces démocratiques syriennes. Mais il en va aussi d’enjeux sécuritaires – car on compte dans les quelques 200 ou 300 enfants et femmes encore présents sur place nombre de radicalisés, « moins de repentis que de déçus » pour reprendre la formule de François Molins. Dans ces conditions, et selon nos informations, seuls 35 mineurs français et 2 mineurs néerlandais ont été « rapatriés » par la France depuis 2019. Cette approche « au cas par cas » des demandes de retour concentre ici les critiques. Le collectif à l’origine de la communication plaide pour un rapatriement massif à l’instar de ce qui ferait ailleurs – en réalité presque nulle part. Plusieurs recours devant les juridictions françaises ont ainsi été introduits, en vain. On le sait, celles-ci s’en tiennent à la théorie des actes de gouvernement, les mesures demandées « nécessiteraient l’engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger. Elles ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France » (par exemple, CE, n° 429668, Ordonnance du 23 avril 2019).

L’engagement des avocats se poursuit alors par d’autres moyens : tribunes médiatiques et mobilisation des forums internationaux disponibles. A ce titre, différentes procédures ont été engagées devant les organes des traités. Le Comité des droits de l’enfant (Nations Unies) a d’ailleurs considéré que des enfants français détenus dans les camps de Roj, Ain Issa and Al-Hol au Kurdistan syrien se trouvaient sous la juridiction de la France au sens de la Convention internationale des droits de l’enfant. Au demeurant, cette décision apparaît discutable car elle se fonde non sur le contrôle du terrain ou des hommes mais sur la capacité à agir de la France, une capacité qui créerait dans cette situation une sorte d’obligation de protection et donc de rapatriement. On voit pourtant mal Paris être tenu de ramener tous ses nationaux actuellement détenus dans des conditions potentiellement contraires aux droits de l’homme en raison du manque de volonté ou du manque de capacité des autorités qui en ont la charge. Mais c’est certainement forcer le trait. En toute hypothèse, des requêtes ont également été adressées à la Cour européenne des droits de l’homme. La Grande chambre, finalement saisie, tiendra une audience en septembre prochain. Bref, il n’est pas interdit de s’interroger sur la conformité de la position française au droit international et européen des droits de l’homme. Mais, aussi noble l’engagement du collectif soit-il, et chacun est libre d’en juger, en appeler à la Cour pénale internationale n’est pas raisonnable. Certes, le Statut de Rome permet à tout particulier de transmettre des renseignements à la CPI sur une situation où des crimes relevant de sa compétence auraient été commis (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, et, dans des conditions exorbitantes du droit commun, crimes d’agression). En l’espèce, selon le dossier que nous nous sommes procurés, la communication – et non la « plainte » – du collectif français vise plusieurs actes potentiellement constitutifs de crimes de guerre, qui ont trait à la détention illégale des femmes et enfants français dans les camps du Nord-Est syrien ainsi qu’à leurs conditions de vie. La démarche engagée ne doit toutefois pas tromper – ni sur ses chances de prospérer ni sur ses intentions réelles.

Que fait la Cour lorsqu’elle reçoit des communications de particuliers ?

Le Bureau du Procureur peut recevoir des informations de la part d’individus, d’ONG, d’organisations internationales ou d’États (articles 13 et 15 du Statut de Rome). Il détermine alors s’il existe une base raisonnable pour ouvrir une enquête et demander une autorisation en ce sens à une Chambre préliminaire. Son analyse ne porte toutefois que sur les communications qui méritent une étude factuelle et juridique plus poussée car il écarte ab initio les questions qui ne relèvent manifestement pas de la compétence de la Cour ou qui concernent une situation faisant déjà l’objet d’un examen préliminaire ou d’une enquête. Pour l’année 2020, par exemple, sur les 813 communications reçues, seules 26 ont justifié une analyse complémentaire. Nombre sont écartées faute de compétence ratione loci ou ratione personae de la CPI (article 12 du Statut). La Syrie et l’Irak n’étant pas ici parties au Statut de Rome et le Conseil de sécurité n’ayant pas jugé bon de renvoyer la situation à la Cour, seule la nationalité des personnes mises en cause permettrait de rattacher la situation à la compétence de la Cour. Sur ce point, on se souvient qu’alertée sur les crimes commis par des ressortissants français ou britanniques ayant rejoint les rangs de l’État islamique, la Procureure Fatou Bensouda avait conclu que le fondement juridique nécessaire pour procéder à un examen préliminaire était trop « étriqué ». A supposer que la communication déposée par le collectif français passe ce filtre, le Bureau du Procureur appréciera également, comme le Statut de Rome le prévoit, si la situation concerne prima facie des crimes relevant de sa compétence ratione materiae, si elle présente un certain degré de gravité, si elle échappe aux enquêtes ou poursuites des juridictions nationales normalement compétentes (en vertu du principe de complémentarité), et, enfin, si l’ouverture d’une enquête ne desservirait pas en l’occurrence les intérêts de la justice.

On le voit, l’ouverture d’une enquête n’est jamais automatique, chaque communication reçue fait l’objet d’un examen méthodique en quatre phases, dont l’issue témoigne d’ailleurs souvent que la Cour est compétente pour statuer sur les violations du droit international pénal et non sur celles des droits de l’homme. Le Bureau du Procureur n’a pas donné suite, par exemple, à la communication d’une ONG cubaine alléguant que les missions internationales imposées aux médecins cubains par leur gouvernement s’apparentaient à des faits d’esclavage constitutifs de crimes contre l’humanité, et il a fait de même s’agissant des difficiles conditions de travail des Nord-Coréens ou des violations graves qui auraient été commises en mer par les autorités chinoises contre des ressortissants philippins. La situation communiquée par le collectif français présente d’ailleurs une certaine ressemblance avec celle des centres de traitement extraterritoriaux dans les îles de Nauru et Manus, dans lesquels des migrants et demandeurs d’asile seraient maintenus en détention avec l’aval des autorités australiennes dans le cadre de sa politique de contrôle aux frontières. Dans cette situation, le Bureau a conclu en 2020 qu’il n’existait pas de base raisonnable pour ouvrir une enquête pour crimes contre l’humanité – dont la définition est, il est vrai, particulièrement exigeante. Ce n’est donc qu’une fois franchis les différents stades de l’examen préliminaire – si jamais un examen préliminaire est ouvert – que la communication du collectif français pourrait donner lieu à l’ouverture d’une enquête. L’ensemble peut prendre du temps, nul délai ne lie le Bureau. Même si la tendance est à plus de célérité, certaines situations font l’objet d’examens préliminaires depuis de longues années…

Que peut craindre le Président de la République ?

Le collectif accuse le Président de la République de crimes de guerre (8 du Statut de Rome), en raison de sa responsabilité personnelle en tant que supérieur hiérarchique (article 28 du Statut) puisqu’il serait dans ce dossier le seul décisionnaire. Ses décisions de non-rapatriement des femmes françaises et de rapatriement au cas par cas de leurs enfants seraient par conséquent la cause de leur détention illégale, sans avoir pu être jugés, dans les camps gérés par les forces militaires kurdes du « Rojava », et des traitements cruels et dégradants qu’ils y subissent. C’est toutefois sur l’ensemble d’une situation en vue d’y identifier in fine des responsabilités individuelles en cause que le Bureau du Procureur serait susceptible de se pencher. La Cour pénale internationale enquête bien in rem.

Quant à la responsabilité d’Emmanuel Macron, en admettant que l’on mette de côté tous les obstacles liés à la compétence ou à la complémentarité de la Cour, la communication du collectif n’en reste pas moins particulièrement faible sur deux points : la gravité des actes en cause et leur imputabilité au Chef de l’Etat français. S’agissant d’abord de la gravité, le Bureau du Procureur prend en effet bien soin, comme on l’a dit, de distinguer des actes qui pourraient être qualifiés de violations des droits de l’homme, d’actes constitutifs de crimes relevant de la compétence de la Cour. En l’occurrence, 35 enfants ont déjà été rapatriés, ce qui montre que les autorités françaises apprécient chaque situation individuelle in concreto et n’opposent pas un refus généralisé de principe. Surtout, le rapatriement ne dépend pas de la seule volonté politique des autorités françaises, mais renvoie aussi à celle de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) qui contrôle les camps et également des familles des enfants. Ainsi, les mères voire les grands-parents (paternels) étrangers peuvent s’opposer au rapatriement en France de leurs enfants, en le conditionnant notamment à leur propre retour. Or les autorités nationales ont pris la décision politique de ne pas rapatrier les femmes djihadistes au même titre que les hommes français ayant combattu dans les rangs de Daech. Cette décision est motivée non seulement par des impératifs de sécurité nationale, dont l’Exécutif est aussi comptable, mais également par la volonté que les crimes commis soient jugés au plus près des lieux où ils se sont déroulés et des victimes, de manière à assurer une meilleure disponibilité des éléments de preuve ainsi que le sentiment que justice a été rendue. A cet égard, un certain nombre de combattants français ont déjà été jugés par les tribunaux irakiens. Evidemment, la mise en œuvre des poursuites judiciaires sur place se heurte à de grandes difficultés contextuelles. S’agissant ensuite de l’imputabilité des actes constitutifs de crimes de guerre au Président de la République, le collectif semble postuler que l’AANES est « aux ordres » de la France et plus largement des Etats européens dont les ressortissants sont dans les camps. Si tant est qu’une telle chaine de commandement puisse être démontrée pour le retour des nationaux dans le respect des exigences élevées en matière probatoire – et il ne suffit pas évidemment d’être en contact diplomatique avec les autorités locales, il n’en demeurerait pas moins que le Chef de l’Etat ne serait pas pour autant responsable des conditions de vie dans les camps, des éventuelles situations de torture et mauvais traitements qui y sont infligés, ni de l’absence de procès au plan local. La responsabilité de protéger ne permet pas de faire fi de l’autorité d’entités étrangères sinon de la souveraineté de ses pairs et de ses corollaires – indépendance et exclusivité des compétences sur le territoire notamment.

En définitive, ce serait faire insulte au collectif d’avocats que de lui reprocher sa méconnaissance des faits en cause et du droit ici applicable. Non, Emmanuel Macron n’est pas un criminel de guerre. Simplement, à l’image d’autres communications parvenues à la Cour, et celle initiée par des « antivaccins » à l’encontre du gouvernement israélien ou celle visant l’Union européenne en raison de sa politique migratoire en sont de bons exemples, on se sert de la CPI pour faire du naming and shaming, pour disqualifier plutôt qu’argumenter. Une telle stratégie interroge dans le dossier qui nous intéresse. Elle risque en effet de ne convaincre que les convaincus et de servir de repoussoir à tous ceux qui, même sensibles au sort de jeunes français détenus sur place, jugeront excessifs pareille accusation. Et ce n’est pas rendre service à la justice pénale internationale, une aventure encore fragile, que de l’impliquer dans des situations dont on sait qu’elles ne relèvent pas de son office.

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