Par Benjamin Fiorini – Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis
Il est coutume d’affirmer que l’Etat détient le monopole de la violence légitime, selon l’expression consacrée de Max Weber. Cette affirmation ne signifie absolument pas que toute violence pratiquée par les agents de l’Etat soit admissible – encore faut-il, précisément, qu’elle soit « légitime », notamment en respectant les conditions de légalité, de nécessité et de proportionnalité dans l’emploi de la force physique. En revanche, cette formule signifie que par principe, il appartient exclusivement aux officiers publics d’user de la force pour appréhender l’auteur d’une infraction. Durant les récentes émeutes, des milices se sont formées en réaction aux multiples dégradations urbaines. Les individus qui les composent invoquent généralement deux arguments pour justifier leurs actions : d’une part, la légitime défense, et d’autre part, le premier alinéa de l’article 73 du Code de procédure pénale, qui prévoit que « dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche ».

Ces milices peuvent-elles invoquer la légitime défense afin de justifier leurs agissements ?

Pour commencer, la légitime défense n’est pas le Far-West. Elle n’a aucunement vocation à promouvoir le défilé dans les rues de patrouilles privées, qu’elles soient préventives ou répressives, et encore moins à justifier les faits de violence susceptibles d’en découler. Au contraire, la légitime défense est enserrée dans les strictes conditions prévues aux articles 122-5 et 122-6 du Code pénal, au point d’être peu souvent caractérisée aux yeux des juges (sauf, il est vrai, lorsque le prévenu est une personne dépositaire de l’autorité publique).

Tout d’abord, au titre de la légitime défense, on ne saurait commettre des violences pour défendre un concept – la « patrie en danger » ou encore le « Peuple français » -, mais uniquement pour défendre une personne ou un bien qui subissent une agression concrète.

Ensuite, l’agression justifiant la riposte doit être actuelle ou imminente, ce qui exclut du champ de la légitime défense toute violence préventive ou commise une fois le danger disparu. La légitime défense n’a rien à voir avec Minority Report, ni avec la vengeance.

Enfin, l’acte de défense doit être nécessaire et proportionné à l’agression : la nécessité renvoie à l’idée qu’il n’existait aucun autre moyen de faire face à l’agression, et la proportionnalité implique qu’il n’y ait pas de déséquilibre entre la gravité de l’agression et celle de la riposte. Sur ce dernier point, il faut souligner que le Code pénal prévoit des conditions encore plus drastiques lorsque l’acte défensif est accompli pour préserver un bien, puisqu’il exige alors une « stricte » nécessité de la riposte. Par exemple, rouer de coups de pied, de poing ou de batte de baseball un individu à terre qui commettait ou s’apprêtait à commettre des faits de dégradation, cela n’a évidemment rien de proportionné… Il faut ajouter que certains individus participant à ces milices pratiquent des sports de combat, ce dont les juges tiennent compte, in concreto, pour vérifier s’ils auraient pu davantage maîtriser leurs gestes.

L’article 73 du Code de procédure pénale peut-il justifier les agissements de ces milices ?

L’article 73 du Code de procédure pénale n’est pas un brevet de justicier ou de super-héros. Son esprit n’est aucunement d’inciter des individus à constituer des polices privées parallèles, mais de permettre à chacun, dans l’hypothèse où il assiste fortuitement à la commission d’une infraction flagrante et grave sans que la police ne soit en capacité d’intervenir, d’en interpeller l’auteur pour ensuite le conduire devant l’office de police judiciaire le plus proche.

En tout état de cause, une telle interpellation doit se dérouler dans les mêmes conditions de nécessité et de proportionnalité que celles exigées vis-à-vis d’un policier ou d’un gendarme. En cas d’excès dans l’usage de la force, les auteurs des arrestations peuvent être pénalement poursuivis, notamment du chef de violences volontaires (Crim. 13 avril 2005, n° 04-83.939), voire de séquestration s’ils retiennent la personne interpellée pendant une durée excessive et/ou sans en aviser un officier de police judiciaire (Crim. 16 févr. 1988, n° 87-84.101).

En outre, une interpellation ne peut être fondée sur la base de l’article 73 du Code de procédure pénale que si elle concerne « un crime flagrant » ou « un délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement« . Toute arrestation préventive ou tardive par rapport aux faits ne respecte pas la condition de flagrance.

En outre, faute d’être punis d’une peine d’emprisonnement, certains délits – certes, de plus en plus rares en raison du tropisme répressif du législateur… – ne sont pas susceptibles de fonder une interpellation sur la base de cet article. C’est notamment le cas de l’infraction consistant à effectuer des tags sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain (article 322-1, II du Code pénal).

Enfin, aucune contravention, quelle que soit sa gravité, ne saurait justifier une interpellation. C’est notamment le cas de certaines menaces (article R. 623-1 du Code pénal) ou de faits de violences n’entraînant pas une incapacité totale de travail supérieure à huit jours (article R. 625-1 du Code pénal).

A partir de quand un tel regroupement peut constituer une infraction ?Si certaines conditions sont réunies, les individus composant ces milices peuvent faire l’objet de poursuites pénales non seulement pour les violences qu’ils commettent, mais aussi en amont, du simple fait de leur participation à ces groupements.

Par exemple, l’article 450-1 du Code pénal définit l’association de malfaiteurs comme « tout groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement« . Aussi, à partir du moment où plusieurs individus – deux suffisent – se regroupent avec l’intention de commettre des infractions, notamment de violences, susceptibles de constituer des crimes ou délits d’une certaine gravité, et que cela se traduit par au moins un fait matériel – par exemple, le port de barres de fer en vue de porter des coups -,  la qualification d’association de malfaiteurs peut être retenue, exposant chaque individu de la bande à des peines comprises entre 5 ans et 10 ans d’emprisonnement, selon la nature des infractions projetées.

De même, l’article 431-5 du Code pénal prévoit que le fait de participer à un attroupement, c’est-à-dire à un rassemblement sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public, en étant porteur d’une arme, est puni de 3 ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende.

En outre, dans le cas où les membres de ces milices commettent des faits de violences volontaires sur les personnes, il est certain qu’une ou plusieurs circonstances aggravantes sont susceptibles d’alourdir la peine encourue par chacun. C’est notamment le cas lorsque l’infraction est commise avec usage ou menace d’une arme, par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice, ou encore avec préméditation ou guet-apens. Ces circonstances aggravantes peuvent d’ailleurs se cumuler, augmentant d’autant la peine principale encourue. Par exemple, l’auteur de violences ayant entraîné une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours encourt en principe 1.500 € d’amende (article R. 625-1 du Code pénal) ; toutefois, si les trois circonstances aggravantes précitées sont réunies, il encourt 7 ans d’emprisonnement et 100.000 € d’amende (article 222-13 du Code pénal).

Il faut d’ailleurs relever que selon la jurisprudence, si, au cours d’une « scène unique de violence » à laquelle participe un groupe d’agresseurs, il est impossible d’attribuer à chaque assaillant une part précise des blessures causées, tous doivent être considérés (par fiction) comme ayant causé l’intégralité du dommage (Crim. 13 juin 1972, Bull. crim. n° 195). Ainsi, tous les assaillants seront condamnés comme co-auteur de l’entière infraction.

 

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