Par Valère Ndior – Professeur à l’Université de Bretagne occidentale – Membre de l’Institut universitaire de France

L’entrepreneur Elon Musk a finalisé l’acquisition de Twitter le 28 octobre 2022, pour un montant de 44 milliards de dollars, après plusieurs mois de tergiversations sur la valeur réelle du réseau social. Il met ainsi fin à la procédure judiciaire initiée par la direction de Twitter en juillet 2022 pour le contraindre à respecter son engagement de rachat formé en avril 2022.

Elon Musk entend faire de la liberté d’expression la vertu cardinale du réseau social et a rapidement appliqué ses préceptes à la gouvernance de l’entreprise. Les mesures qu’il a adoptées (ou annoncées) depuis la fin du mois d’octobre 2022 démontrent sa ferme intention de remanier en profondeur les standards de modération des contenus appliqués jusqu’ici.

Au nom de la liberté d’expression, Elon Musk a pris des mesures visant à limiter la modération des contenus sur Twitter. Quels risques ces mesures pourraient-elles faire courir aux utilisateurs (voire à Twitter) ?

Elon Musk, lui-même utilisateur assidu de Twitter, a prôné à de nombreuses reprises une approche très permissive de la liberté d’expression en ligne. Son approche est souvent présentée comme libertarienne et il s’est montré critique face à la décision de Twitter et d’autres plateformes de suspendre les comptes de l’ancien président Donald Trump dans la foulée de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Elon Musk a d’ailleurs stigmatisé publiquement plusieurs cadres de Twitter depuis avril 2022, notamment Vijaya Gadde, la Directrice des affaires juridiques qu’il s’est empressé de licencier dans la foulée du rachat.

Suivant cette entreprise de désinhibition du débat public, Elon Musk vient d’entamer une réduction substantielle des effectifs de Twitter (à l’heure où sont rédigées ces lignes le nombre total de salariés concernés, parmi les 7.500 que compte l’entreprise, n’est pas encore connu mais est estimé à environ 50%), ce qui devrait notamment clairsemer les équipes affectées à la sécurité de la plateforme contre les menaces numériques et à la modération des contenus. Les tentatives d’ingérences étrangères, les phénomènes de désinformation et la publication de contenus illicites risquent de devenir monnaie courante sur la plateforme, notamment lors de périodes électorales ou dans le contexte de conflits. Des analyses menées dans les heures qui ont suivi la finalisation de l’acquisition font d’ailleurs état d’une recrudescence de propos racistes sur Twitter, alimentés par le sentiment d’impunité d’utilisateurs qui jusque-là craignaient de voir leurs publications modérées.

Cette conception absolutiste de la liberté d’expression préoccupe nombre des parties prenantes. Plusieurs entreprises états-uniennes, notamment General Motors, ont décidé de suspendre leurs activités publicitaires face au risque d’une dégradation de l’environnement du réseau social. La crainte d’une banalisation des contenus violents ou extrêmes a également poussé de nombreux utilisateurs à migrer vers d’autres réseaux sociaux.

Quelles garanties a pu annoncer Elon Musk pour rassurer les utilisateurs face au risque de désinformation ou de contenus illicites ?

Elon Musk a entendu rassurer l’ensemble des utilisateurs (et investisseurs) face aux craintes que la plateforme ne devienne un espace propice à la diffusion de continus illicites ou hostiles. Au titre de ses nombreux engagements – généralement émis par voie de tweets – il a notamment annoncé son projet de créer un « conseil de modération des contenus » composé de membres aux points de vue diversifiés et s’est engagé à ne prendre aucune décision sans passer par ledit conseil. Or Twitter dispose déjà d’un organe consultatif composé d’organisations de la société civile, le Conseil Confiance et sécurité qui conseille en principe le réseau social sur ces questions. Elon Musk a également publié une lettre ouverte destinée aux partenaires publicitaires de Twitter : il s’y engage à ce que le réseau social demeure un espace accueillant de débat public et respecte les droits nationaux. Enfin, il a annoncé que les comptes ayant fait l’objet de mesures de suspension ne seraient pas restaurés avant les élections de mi-mandat qui doivent se tenir le 8 novembre 2022 aux Etats-Unis.

Le problème est qu’Elon Musk a également émis des signaux contradictoires, annonçant que le processus de certification –  qui permet au réseau social d’identifier de façon officielle les comptes de personnalités, d’autorités publiques ou d’entreprises – serait désormais payant (8 dollars par mois) ou véhiculant lui-même des contenus complotistes deux jours à peine après l’acquisition.

Que peut-on attendre de la règlementation européenne en matière de modération des contenus à cet égard ?

La vision d’Elon Musk en matière de liberté d’expression ne sera pas compatible avec les exigences des ordres juridiques dont relèvent les plus de 200 millions d’utilisateurs de Twitter à travers le monde. Des obstacles sont notamment à prévoir au niveau de l’Union européenne, comme l’a signalé le commissaire européen Thierry Breton en réponse à un tweet d’Elon Musk : « En Europe, l’oiseau volera en suivant nos règles européennes » a-t-il affirmé, rappelant que l’entrepreneur s’était engagé dès avril 2022 à respecter le droit de l’Union européenne en cas d’acquisition.

Si le Digital Services Act (Règlement UE 2022/2065 du 19 octobre 2022) n’est pas encore applicable aux activités des plateformes – ce ne sera le cas qu’entre 2023 et 2024 – le nouveau dirigeant de Twitter peut entrevoir les obligations qui seront opposables au réseau social en matière de modération des contenus et de transparence des mesures prises à cet effet. Des précautions particulières devront être prises pour évaluer et prévenir la survenance de risques dits systémiques, lesquels incluent la diffusion de contenus illicites, notamment les « discours haineux illégaux », les atteintes aux droits fondamentaux, les « effets négatifs réels ou prévisibles sur les processus démocratiques, le discours civique et les processus électoraux, ainsi que sur la sécurité publique » (cons. 80 à 85 ; art. 35).

Il est utile de souligner qu’outre l’instauration de mécanismes de surveillance par la Commission européenne (cons. 101 ; art. 56), le DSA permet l’adoption de sanctions contre les plateformes qui ne se conformeraient pas aux obligations inscrites dans le règlement. Une sanction pécuniaire d’un montant maximal de 6% du chiffre d’affaires mondial annuel d’un réseau social tel que Twitter (art. 52) et, dans l’hypothèse de violations répétées entraînant un préjudice grave, une restriction temporaire d’accès au service (art. 51.3), pourraient être décidées. Le règlement (UE) 2021/784 relatif à la lutte contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, adopté le 29 avril 2021 et entré en application le 7 juin 2022, impose également un devoir de vigilance aux plateformes susceptibles de constituer des espaces privilégiés pour la diffusion de contenus illicites.

Rappelons enfin, pour ce qui concerne la France, que les obligations applicables à la modération des contenus illicites reposent sur l’articulation de plusieurs textes ayant vocation à s’appliquer à Twitter, incluant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse et la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information.

Au-delà de ces projections et des effets d’annonce d’Elon Musk, il sera important d’observer l’évolution réelle des conditions générales d’utilisation et standards de modération (que les moyens employés soient humains ou automatisés) pour s’assurer de leur conformité avec les instruments juridiques pertinents.

Réseau social, voiture électrique, exploration spatiale… quelles problématiques en matière de droit de la concurrence pourraient émerger avec ce rachat ?

Le contrôle dont dispose désormais l’entrepreneur sur plusieurs mastodontes économiques (Tesla, SpaceX Starlink et Twitter, correspondant aux secteurs de l’automobile, de l’exploration spatiale et de différentes facettes des télécommunications) doit également susciter la vigilance des institutions européennes du point de vue du droit de la concurrence. En effet, Elon Musk a laissé entendre depuis plusieurs semaines qu’il envisage de créer une « Super Application », l’application X, qui rassemblerait plusieurs services numériques et s’appuierait sur les infrastructures contrôlées par l’entrepreneur.

On pourrait ainsi imaginer que les véhicules Tesla intègrent les services Twitter de façon native ou que les accès Internet fournis par le biais de l’infrastructure Starlink privilégient le réseau social au détriment de plateformes concurrentes. Rien ne permet pour le moment de confirmer de telles craintes mais l’acquisition de Twitter coïncide avec la publication, le 2 novembre 2022, par la sénatrice Elizabeth Warren d’une lettre ouverte destinée à la Federal Trade Commission, l’autorité de concurrence états-unienne. La Sénatrice appelle l’autorité à superviser les investissements opérés par les entreprises du numérique dans le secteur automobile. Le cas de Tesla n’est pas spécifiquement mentionné mais la sénatrice y dénonce les pratiques monopolistiques et acquisitions prédatrices d’entreprises telles Apple, Google ou Amazon. Dans ce contexte, la concentration de pouvoirs suscitée par le rachat de Twitter invitera les autorités de régulation à considérer Elon Musk comme susceptible de se livrer lui aussi à des pratiques anticoncurrentielles, en Europe et aux États-Unis.

 

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