Par Eric Sales – Maître de conférences de droit public – HDR Faculté de droit et de science politique de l’Université de Montpellier CERCOP
Les élections présidentielles turques respectent-elles les exigences démocratiques fondamentales ? Il est permis d’en douter. Si les électeurs sont convoqués, si leur participation est massive, si leurs espoirs sont grands, si l’opposition est bien présente avec plusieurs candidats, il existe néanmoins des zones d’ombre bien inquiétantes. Le Président sortant brigue – contre la lettre de la Constitution – un troisième mandat alors qu’il a déjà atteint la limite constitutionnelle en en effectuant deux consécutivement. Sa présence dans la compétition électorale ne favorise ni l’alternance politique ni le renouvellement du personnel politique pourtant essentiels à la respiration démocratique. En outre, sa surexposition médiatique, liée à la proximité des grands groupes de presse et des nombreuses chaînes de télévision avec la majorité au pouvoir, déséquilibre profondément la campagne électorale en lui laissant un avantage considérable sur ses concurrents.

Comment et par qui le président turque est-il élu ?

Depuis la suppression du sultanat, rapidement suivie de la proclamation de la première République le 29 octobre 1923, la Turquie a fait de son Président un homme de l’Assemblée, choisit par elle et en son sein. Sans véritable autonomie institutionnelle et sans grands pouvoirs, la présidence ne se distinguera véritablement qu’au travers de la personnalité qui incarnera la fonction à l’image d’Atatürk au début de la République. Sa mutation en représentant de la République et de l’unité de la Nation, en 1961, et en responsable de la cohérence du fonctionnement des pouvoirs publics, en 1982, permettra toutefois la lente émancipation du chef de l’État. L’augmentation corrélative de la durée de son mandat – de quatre à sept ans à partir de 1961 – et de ses prérogatives constitutionnelles en 1982 contribuera à installer la présidence en gommant progressivement sa stature symbolique et en le détachant de l’institution parlementaire.

Le texte constitutionnel de la IIIème et actuelle République, réformé en 2007, retiendra le principe de sa désignation au suffrage universel direct. En vertu de cette révision constitutionnelle, le Président de la République de Turquie sera désigné, pour la première fois en 2014, par le peuple, au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, pour une durée de 5 ans renouvelable une fois. M. Erdoğan a été élu au premier tour en août 2014 avec près de 52 % des voix laissant loin derrière lui les autres candidats. Il sera facilement réélu, toujours au premier tour, en juin 2018, avec quasiment le même score. Entre ces deux élections, le renforcement des prérogatives présidentielles, avec la révision constitutionnelle de 2017, a conduit à un changement profond du système constitutionnel turc. La présidentialisation du régime a été amplifiée par l’attribution au chef de l’État de l’ensemble du pouvoir exécutif ainsi que de nouvelles prérogatives dans les matières législative et judiciaire. Face à cette forme d’hyperprésidence, il est bien difficile d’identifier des éléments d’équilibre institutionnel et de réels contre-pouvoirs.

Quels sont les candidats à l’élection présidentielle turque ? Quels sont les enjeux ?

Tous les citoyens turcs âgés de quarante ans et ayant effectué des études supérieures peuvent candidater aux élections présidentielles. Plus précisément, ces exigences s’appliquent à tous les députés et à toutes les personnes extérieures à la Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT), mais remplissant les conditions pour pouvoir être élues dans cette même institution. Pour être autorisé à candidater encore faut-il être en mesure de justifier du soutien d’une proposition écrite émanant de vingt députés ou de celui des partis politiques ayant obtenu, seul ou en totalisant leurs scores respectifs, plus de 5% des suffrages exprimés lors des précédentes élections législatives et au moins 100 000 électeurs. Le chef de l’État dispose de cette manière d’une triple légitimité – originelle, intermédiaire et finale – en tant que député sélectionné par ses pairs et choisi par le peuple. Le Parlement a perdu la désignation du Président, mais il demeure le berceau de son élection populaire.

Quatre candidats étaient en compétition pour les élections présidentielles de 2023 à l’issue desquelles un second tour inédit se déroulera le 28 mai prochain. Recep Tayyip Erdoğan, leader historique et actuel Président de l’AKP brigue – contre la lettre de la Constitution – un troisième mandat. Premier ministre de 2003 à 2014, Président de la République depuis 2014 et réélu en 2018, M. Erdoğan occupe le devant de la scène politique turque depuis plus de 20 ans. Il compte bien bénéficier d’un troisième mandat présidentiel en cette année 2023 ô combien symbolique pour la Turquie puisqu’il s’agit de l’anniversaire du centenaire de la République et de l’occasion, pour lui, de faire le bilan des objectifs de l’AKP dessinés dès 2011 dans la “vision 2023” du parti. Il est actuellement à la tête de « l’alliance populaire » réunissant l’AKP et le MHP et totalisant au premier tour 49,51 % des suffrages exprimés. Kemal Kılıçdaroğlu, de son côté, porte « l’alliance nationale » constituée de six formations politiques comprenant le CHP qu’il dirige, le parti de la Félicité, le Bon parti, le parti Démocrate et deux partis politiques dissidents de l’AKP à savoir le parti de l’Avenir et le parti de la Démocratie et de l’ouverture. Il se place en deuxième position avec 44,88 % des suffrages. Muharrem İnce du Parti de la Mère patrie, ancien membre du CHP, a finalement retiré sa candidature, quelques jours avant le scrutin, à la suite d’une rumeur d’une affaire de sextape. Sa présence était fortement critiquée par son ancien parti d’appartenance estimant que sa participation gênait la désignation de Kemal Kılıçdaroğlu. Toutefois, il figurait sur les bulletins de vote – déjà imprimés avant son désistement – ce qui a entraîné une perte de voix significatives pour l’opposition dans ce scrutin présidentiel très serré (0.44 % soit 238 690 voix). Enfin, Sinan Oğan, dissident du parti nationaliste MHP, qui a récemment formé un parti ultranationaliste (Alliance ancestrale – ATA) enregistre 5,17 % devenant ainsi un potentiel « faiseur de roi » entre Erdoğan et Kılıçdaroğlu.

Les enjeux de cette élection sont multiples à la fois sur le plan international et national. Si chacun a en tête notamment le rôle joué par la Turquie dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie ou encore sa position à la frontière syrienne et sa gestion des réfugiés du régime de Bachar El Assad, les électeurs turcs, dans leur très grande majorité, sont préoccupés par une situation économique très difficile marquée par une forte inflation et une hausse significative du chômage. Ils viennent de vivre, par ailleurs, un profond traumatisme avec le séisme qui a frappé le sud-est de l’Anatolie. Les réponses apportées sur ces sujets par les deux candidats en lice pour le second tour devront être ici les plus convaincantes possibles. Quel que soit le vainqueur, il pourra se prévaloir d’un dispositif constitutionnel largement favorable au chef de l’Etat depuis la réforme de 2017. Erdoğan souhaite bien évidemment le maintien de ce système constitutionnel établit sous sa présidence et à sa mesure. Kılıçdaroğlu, qui a marqué sa préférence pour un retour au régime parlementaire, pourrait y trouver les moyens de s’imposer institutionnellement au regard de la nouvelle configuration au sein de la GANT laquelle ne lui offre ni une majorité pour gouverner ni une majorité qualifiée pour changer la donne constitutionnelle.

Pourquoi les élections législatives et présidentielles ont-elles lieu en même temps ?

À la suite des premières élections présidentielles organisées au suffrage universel direct en 2014, les élections législatives sont intervenues à échéance normale en 2015. À l’époque le mandat du Président est de 5 ans et celui des députés de 4 ans. La dissonance des mandats et le décalage des élections, associés à une montée de la contestation contre l’AKP, débouchent, pour la première fois, sur des résultats politiques défavorables au parti d’Erdoğan. Dans l’impossibilité de constituer un gouvernement dans les délais constitutionnels, l’assemblée sera dissoute et de nouvelles élections législatives seront organisées permettant ainsi à l’AKP de retrouver une majorité confortable. Pour éviter une telle situation, la réforme constitutionnelle de 2017 alignera les mandats du Président et des députés (au nombre de 600) et, en 2018, les élections présidentielles et législatives seront organisées en même temps de façon anticipée.

Le nouveau système, au sein duquel l’élection présidentielle est devenue centrale, permet de faire du Président le chef de la majorité parlementaire depuis la disparition du Premier ministre tout en lui donnant l’occasion de rester à la tête de sa formation politique d’appartenance. Lors des élections législatives de 2023, « l’alliance populaire » du président Erdoğan a obtenu 322 sièges tandis que « l’alliance nationale » de l’opposant Kılıçdaroğlu en totalise 213. L’alliance du « travail et de la liberté » détient de son côté 65 sièges. En l’état actuel des choses, si Kılıçdaroğlu l’emporte au second tour, il sera bien difficile pour lui de concrétiser son programme politique pour la Nation et quasiment impossible de réformer la Constitution de 1982 pour rétablir le régime parlementaire. Dans cette configuration, la Turquie vivra une cohabitation politique difficile. Si Erdoğan gagne, sa majorité parlementaire, plus faible que la précédente, sera cependant suffisante pour l’accompagner dans sa politique… jusqu’en 2028 et, pourquoi pas, puisque tout semble possible, jusqu’en 2033 si les députés du moment en décident ainsi en vertu de l’article 116 de la Constitution.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]