Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin, et Jean-Éric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel

La loi n° 2021-191 du 22 février 2021 a reporté de mars à juin 2021 les élections départementales et régionales et des assemblées de Corse, Guyane et Martinique. Inédite, la question d’un nouveau report, lié à la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et aux décisions de confinement localisé, est posée.

La vie démocratique postule une consultation régulière des électeurs en vue de la désignation de leurs représentants. Tout report du terme légal des mandats électifs, tout décalage dans le temps d’une élection, causent un trouble à la démocratie et au fonctionnement régulier des institutions. Plus un mandat est prolongé au-delà de son terme normal, plus sa légitimité se défraîchit aux yeux des électeurs, et plus ceux-ci peuvent être gagnés par le dédain des institutions, voire portés à des attitudes de révolte. Nul ne peut garantir qu’un report favoriserait une meilleure participation. En revanche, il est assuré qu’un report sert les intérêts des élus en place, même si ceux-ci, candidats ou non, lui sont hostiles.

Quelle est la jurisprudence en matière de report d’élections ?

La loi du 22 février 2021 vient de reporter de mars, terme normal des mandats (articles L. 192, L. 336, L 364, L. 558-1 et L. 558-5 du code électoral), à juin les premier et second tours du prochain renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux, de l’Assemblée de Corse et des assemblées de Guyane et de Martinique.  Cette loi n’a pas été déférée au Conseil constitutionnel, mais on voit mal comment il l’aurait censurée, car elle respecte une ligne jurisprudentielle constante.

Cette ligne trouve son origine dans une décision du 6 décembre 1990 (n° 90-280 DC) dans laquelle le Conseil constitutionnel, faisant application du principe d’égalité aux mandats électoraux, retient que le report est limité dans le temps.  Ces critères ont été affinés dans plusieurs décisions ultérieures, où le Conseil analyse les reports au regard des exigences démocratiques. Ces décisions insistent sur l’absence de confusion dans l’esprit des électeurs avec d’autres consultations et sur le «caractère exceptionnel et transitoire » du report, ainsi que sur le fait qu’il n’est pas « manifestement inapproprié » à l’objectif poursuivi  (6 juillet 1994 n° 94-341 DC ;  6 février 1996). La décision du 30 juillet 2020 relative au report de l’élection de six sénateurs représentant les Français établis hors de France (n°2020-802 DC, v. JP Camby, Petites affiches, 18 juin 2020 n° 154 p.7) confirme cette appréciation de la constitutionnalité d’un report d’échéances électorales. On peut résumer cette jurisprudence comme suit : pour respecter l’article 3 de la Constitution et le principe d’égalité devant la loi électorale, un report d’élections doit être motivé par un motif impérieux d’intérêt général, garantir une périodicité raisonnable dans l’expression du suffrage (décision du 6 février 1996) et présenter un caractère exceptionnel, transitoire et limité dans le temps (décision du 30 juillet 2020). On pourrait ajouter à ces critères des considérations d’égalité liées à la durée des campagnes, à l’antériorité des arguments échangés, à la prise en compte des dépenses et des recettes de campagne ainsi qu’à la prohibition de la promotion des réalisations ou de la gestion d’une collectivité (CE élections régionales d’Île de France, 4 juillet 2011, n° 338033).

Évoquant, sur ces bases, dans notre tribune du 30 octobre 2020, le report éventuel des élections départementales et régionales, nous concluions à la possibilité constitutionnelle d’un tel report, mais seulement dans la mesure justifiée par un impératif d’intérêt général suffisant et moyennant des mesures d’accompagnement. Ces conditions étaient réunies lors de ce premier report.

Toutefois, ni en octobre 2020, ni même en février 2021, le motif purement sanitaire d’un report du scrutin n’allait de soi. Des précautions pouvaient en effet être prises, lors des opérations électorales, conformément à des standards considérés comme suffisants dans les entreprises, les commerces et les transports en commun. Seules pouvaient valablement justifier le report les conséquences de la pandémie sur les divers aspects du processus électoral : campagne, possibilité de réunir des bureaux de vote complets, participation, possibilité de se déplacer pour participer aux scrutins, etc. Il fallait, en outre, que ces conséquences soient assez graves et généralisées sur le territoire pour justifier le report d’une échéance démocratique aussi éminente que la tenue des élections régionales et départementales.

Nous indiquions qu’au-delà de l’année 2021, le report des élections régionales et départementales poserait crûment le problème du report de l’élection présidentielle (lequel exigerait au surplus une loi constitutionnelle, puisqu’il faudrait déroger à l’article 7 de la Constitution). Quant au report des élections régionales et départementales après les deux tours de l’élection présidentielle (si ceux-ci ont lieu à la date prévue), il était évidemment exclu. Le motif d’intérêt général manquerait de l’aveu même du législateur. Qui plus est, les conseillers régionaux et départementaux faisant partie du collège des personnes habilitées à présenter des candidats à l’élection présidentielle, les prochaines échéances départementales et régionales devaient avoir lieu avant le scrutin présidentiel.

Fin octobre 2020, comme en février 2021, un report de trois mois semblait idoine tant pour des raisons sanitaires (une réduction de la pandémie avait été constatée à la fin du printemps 2020 et l’année 2021 bénéficierait de l’effet des vaccinations) que pour éviter d’organiser le scrutin pendant les congés d’été.

Comment la loi du 22 février 2021 envisage-t-elle les élections départementales et régionales de juin ?

Satisfait largement au cahier des charges démocratique que nous venons de brosser la loi du 22 février 2021 portant report, de mars à juin 2021, du renouvellement général des conseils départementaux, des conseils régionaux et des assemblées de Corse, de Guyane et de Martinique.

Tout d’abord, force est de constater que le mois de mars 2021 aurait été, sur le plan sanitaire, une fâcheuse période pour tenir des élections.

En outre, la loi du 22 février 2021 prévoit toute une série de mesures facilitatrices, réduisant les inconvénients de la pandémie sur la tenue d’un scrutin.

Reprenant les préconisations du rapport remis au Premier ministre par Jean-Louis Debré le 13 novembre 2020, la loi du 22 février 2021, adoptée de façon consensuelle, prévoit notamment que chaque électeur peut disposer de deux procurations – contre une seule habituellement (pour celles établies en France) – et que l’État dotera les bureaux de vote des équipements de protection sanitaire adéquats. Des mesures destinées à faciliter les déclarations de candidatures et à organiser, avec un  président commun, la tenue des bureaux de vote pour ces élections concomitantes ont été prises par un décret du 4 février 2021. Elles seront complétées par une circulaire destinée à assurer la sécurité sanitaire des bureaux.

Les règles relatives à la campagne sont dûment adaptées. Ainsi,  la durée de la campagne officielle (avant le premier tour) est de 19 jours au lieu de 12 ; est avancée d’une semaine, par coordination, la date limite de dépôt des candidatures ; est majoré de 20%, compte tenu de l’allongement de la campagne, le plafond des dépenses de propagande ; les candidats peuvent mettre à disposition des électeurs un numéro d’appel gratuit les informant de leur programme ; les chaînes du service public sensibiliseront le public sur les compétences, l’organisation et le fonctionnement des conseils à élire, etc. Ces dispositions sont largement reprises de celles de la loi du 23 mars 2020 qui a séparé de 15 semaines les premier et second tours des élections municipales. Elles sont de nature à assurer l’égalité des candidats et à aménager le calendrier tant pour les dépenses de campagne que pour les prohibitions de la participation des personnes morales ou encore des campagnes publicitaires et de promotion visées à l’article L. 52-1 du code électoral, qui ont débuté depuis le 1er septembre 2020.

La loi prévoit par ailleurs que le gouvernement déposera au Parlement, au plus tard le 1er avril 2021, un rapport, établi au vu de l’analyse du conseil scientifique Covid-19, sur l’état de l’épidémie, les risques sanitaires à prendre en compte et les adaptations nécessaires à la tenue des scrutins et des campagnes électorales.

Reporter le report ?

En cette fin de mars 2021, peut-on envisager, en spéculant sur le contenu du rapport sur l’état de l’épidémie, de reporter à nouveau les scrutins départementaux et régionaux, au mois de septembre 2021 cette fois ? Peut-on rouvrir ce chantier législatif à peine clos ?

Ce serait d’abord briser le consensus réuni autour de la loi du 22 février, comme en témoigne la tribune collective publiée dans Le Figaro du 22 mars par dix présidents de région, et faire peser un soupçon toxique sur les motifs cachés d’un nouveau report. Le corps électoral a toujours désavoué les gouvernants et les majorités, quelles qu’elles soient, qui ont modifié ou paru modifier les règles du jeu à leur profit (lois du 10 juillet 1985 et du 15 mai 2001 pour les élections de députés ; changement de mode de scrutin aux élections régionales en 2004). Il est de bonne règle démocratique de ne toucher aux régimes électoraux que de façon très anticipée par rapport à une échéance, ce que rappelle une règle légale qui prohibe la modification dans l’année précédant le premier tour d’un scrutin (article L. 567-1 A du code électoral). Pour n’être pas de rang constitutionnel (CC, 21 février 2008, n° 2008-563 DC), cette prohibition n’en est pas moins salubre : le cadre de l’expression du suffrage ne saurait être affecté alors qu’une campagne s’approche ou, pire, qu’elle a débuté. L’image des gouvernants, autant que l’incertitude aggravée dans laquelle se trouvent les candidats, souffriraient d’un nouveau report.

Un nouveau report des élections départementales et régionales méconnaîtrait également les règles justifiant le report d’un scrutin.

En premier lieu, comment prétendre, en mars ou avril 2021, que le mois de juin suivant sera aussi ou plus sanitairement critique qu’aujourd’hui et que le mois de septembre verra dissipé le spectre de la contagion ? La proposition de loi de Mme Goulet (Sénat n° 466), qui prévoit un tel report, motivée par l’impossibilité matérielle d’assurer un déroulement normal des campagnes électorales, pose naturellement cette question.

Comment ignorer que toute une série d’élections importantes se sont déroulées depuis un an dans treize pays européens (rien qu’au cours de ce mois de mars : les législatives néerlandaises et un référendum suisse) ? Que les élections locales en Écosse et au Pays de Galles auront lieu le 6 mai et les élections régionales dans le Land de Saxe Anhalt le 6 juin ?

Si, en pleine flambée pandémique, on peut faire ses courses plusieurs fois par semaine (en prenant des précautions), ne doit-on pas pouvoir (au prix de précautions analogues) se rendre au bureau de vote deux dimanches de juin de suite ?

Comment admettre, enfin, que la date d’un scrutin important puisse être reportée au fil de l’eau, comme s’il s’agissait d’une simple variable d’ajustement de la crise sanitaire ? Comment ignorer que, précisément parce que notre pays est en crise, la vie démocratique doit être encore plus alerte qu’en temps ordinaire ? Comment prendre son parti de considérer que la respiration démocratique du pays puisse être durablement suspendue pour cause de covid ? Les élections sont-elles des activités inessentielles ? Comment ne pas voir que la manière désinvolte dont les pouvoirs publics eux-mêmes traitent des scrutins cruciaux pour l’administration locale ne peut que conforter le discrédit dont les institutions souffrent dans l’opinion ?

En tout état de cause, la loi ne saurait indéfiniment reporter les élections régionales et départementales au gré de l’évolution de la pandémie.  Si la situation sanitaire ne s’améliorait pas avant longtemps, il faudrait aménager les modalités de vote, soit en assouplissant la possibilité de voter par procuration de façon encore plus forte que ce que permet la loi du 22 février 2021, soit en étalant le scrutin sur plusieurs jours, soit, à titre exceptionnel et à condition de surmonter les redoutables problèmes de fiabilité qu’il soulève, en recourant au vote par internet.

La constitutionnalité d’un report du report, qui, d’exceptionnel, pourrait devenir récurrent, est des plus douteuses. L’opportunité d’un tel report, dans une conjoncture où il est préférable de s’accrocher à quelques solides repères démocratiques plutôt que d’évoquer des horizons incertains, est sujette à caution. Ni les principes en cause, ni la situation sanitaire, ni l’imprévisibilité de l’évolution de cette situation ne justifient un nouveau report des prochaines échéances électorales.

Non, décidément : report sur report ne vaut.

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