Par Bruno Dondero – Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris 1) – Avocat associé CMS Francis Lefebvre Avocats – Expert du Club des Juristes
Le 14 février 2022, la loi en faveur de de l’activité professionnelle indépendante a été promulguée. Elle entre en vigueur le 15 mai 2022 (on pouvait hésiter, faut-il préciser, avec la date du 14 mai). Cette loi a pour objectif d’améliorer la protection de l’entrepreneur individuel (EI) en évitant que son patrimoine personnel soit exposé au risque de l’entreprise.
En quoi la protection du patrimoine personnel de l’EI était-elle limitée ?
Le fondateur d’une entreprise disposait jusqu’à présent d’un choix entre (i) la constitution d’une société, y compris unipersonnelle, et (ii) le statut d’EI. Du point de vue patrimonial, ce statut d’EI n’en était en réalité pas vraiment un : lorsqu’une personne physique exerçait une activité professionnelle de manière indépendante (coiffeur, restaurateur, sophrologue qui ne créent pas de société), les actifs liés à son activité professionnelle (biens comme par exemple les outils et ustensiles, droits tels que le droit au bail, revenus) et les passifs (dettes, sûretés consenties) se mêlaient à ses actifs et passifs « personnels » (logement, voiture …), c’est-à-dire non liés à son activité professionnelle.
Il était donc possible qu’un créancier de l’activité professionnelle (un fournisseur impayé, un client qui a subi un dommage, etc.) se fasse payer en saisissant un bien non affecté à l’activité professionnelle, comme la résidence secondaire de l’EI ou son véhicule familial. Pour éviter cela, il était toujours possible de constituer une société, une SARL ou une SAS unipersonnelle par exemple qui, dotée d’un patrimoine propre, réunit au sein de celui-ci les actifs et les passifs liés à l’activité exercée, avec un effet de cloisonnement protégeant des risques de l’activité professionnelle le patrimoine personnel de l’entrepreneur. Mais la mise en place d’une organisation sociétaire supposait une démarche que n’accomplit pas nécessairement tout entrepreneur, les indépendants n’ayant pas fait ce choix étant aujourd’hui plusieurs millions.
Différents textes étaient venus protéger l’EI, avec plus ou moins de réussite. Plusieurs lois ont protégé ses biens immobiliers, et particulièrement la loi Macron du 6 août 2015, qui a rendu la résidence principale de l’EI insaisissable de plein droit par ses créanciers professionnels. D’autres initiatives ont eu des résultats moins satisfaisants, comme l’institution du statut d’Entrepreneur Individuel à Responsabilité Limitée (EIRL), qui n’a pas rencontré un très grand succès. Mis en place par une loi du 15 juin 2010, plusieurs fois modifiée, ce statut n’a séduit que 97.000 entrepreneurs. Il est vrai que l’option pour ce statut demandait des efforts comparables à ceux requis pour constituer une société, sans offrir les avantages de celle-ci. Avec la loi du 14 février 2022, on a voulu protéger plus efficacement les EI.
Quelle protection supplémentaire de l’EI permet le nouveau statut d’EI2P ?
L’objectif de la nouvelle loi est de limiter la responsabilité des EI (commerçants, artisans, agriculteurs, professions libérales, etc.), mais la grande différence avec le statut d’EIRL est qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une démarche particulière pour bénéficier de la protection telle que la réalisation d’un état descriptif des biens affectés à l’activité professionnelle (il faut simplement avoir procédé à l’immatriculation requise pour son activité ou, à défaut d’obligation d’immatriculation, à un premier acte en qualité d’EI). Notons que le nouveau système entre en vigueur le 15 mai 2022, mais qu’il n’est d’ores et déjà plus possible, depuis le 15 février, de « créer » de nouveaux EIRL.
La mesure la plus importante de la loi nouvelle consiste à reconnaître à toute personne physique qui exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes, en plus de son patrimoine, un second patrimoine dénommé « patrimoine professionnel », au sein duquel on trouvera les biens, droits et obligations « utiles à son activité ». Par exemple, le droit au bail de ses locaux professionnels ou le mobilier de son bureau.
Les autres éléments actifs et passifs de cette personne, qui sont donc ceux qui ne sont pas utiles à son activité, demeureront logés dans son « patrimoine personnel ». La nouvelle loi dote ainsi automatiquement l’EI de deux patrimoines, ce qui invite à dénommer « EI2P » ce nouvel Entrepreneur Individuel à 2 Patrimoines.
Ces deux patrimoines étant reconnus, la loi pose un principe de limitation de responsabilité, ou plus exactement de limitation du gage des créanciers : en fonction de l’origine de sa créance, selon qu’elle est « née à l’occasion de l’exercice professionnel » ou non, le créancier peut saisir les biens qui se trouvent dans le patrimoine professionnel ou dans le patrimoine personnel. Par principe, les patrimoines sont séparés et un créancier ne peut pas se satisfaire sur les deux patrimoines de l’EI2P.
Pour reprendre l’exemple du fournisseur impayé par un EI, il ne lui sera sauf exception plus possible de saisir et faire vendre la résidence secondaire de son débiteur.
Cependant, pour équilibrer les choses, il a été prévu que c’est sur l’EI que pèse la charge de la preuve de la localisation d’un bien dans l’un ou l’autre de ses patrimoines. Une série de dérogations accompagnent par ailleurs le principe de séparation des patrimoines, dont la possibilité de renoncer à celle-ci au bénéfice d’un créancier donné et pour un engagement spécifique, étant précisé toutefois que cette possibilité ne concerne que les créanciers au titre de l’activité professionnelle.
Le principe étant posé de cette dualité de patrimoines, la loi nouvelle procède à une série d’adaptations des dispositions préexistantes, pour tenir compte de l’existence de ces personnes physiques à deux patrimoines. Le droit des entreprises en difficulté est notamment retouché, par exemple pour préciser que l’état de cessation des paiements doit s’apprécier « pour le seul patrimoine engagé par l’activité ou les activités professionnelles ».
La situation des créanciers est-elle très affaiblie par cette réforme ?
On peut de prime abord se dire que la loi nouvelle va obliger les créanciers à prendre d’importantes précautions pour s’assurer de la solvabilité des EI2P, ceux-ci pouvant limiter leur actif professionnel à un minimum dérisoire. Celui qui exerce une activité de services en travaillant dans un espace de coworking avec un ordinateur portable pour seul actif aura une solvabilité à peu près nulle pour les créanciers dont le droit sera né à l’occasion de cette activité professionnelle.
Mais commençons par rappeler que tout entrepreneur pouvait depuis longtemps constituer une société dotée d’un capital social d’un euro, et exercer son activité professionnelle par le biais de cette société.
La loi nouvelle vient mettre fin à la situation antérieure, qui voyait tout EI personne physique risquer de manière systématique dans son activité professionnelle l’ensemble de son patrimoine – sauf protection particulière telle que celle résultant de l’insaisissabilité de sa résidence principale. Ne sont désormais exposés aux poursuites des créanciers de l’entreprise, par principe, que les biens et droits utiles à l’activité professionnelle.
Ce n’est pas à proprement parler un nudge qui est utilisé, mais on n’en est pas loin. Les EI avaient jusqu’à présent un choix : ils pouvaient laisser l’ensemble de leurs biens exposés aux risques de leur activité professionnelle ou bien constituer une société ayant pour objet l’exercice de cette activité et ainsi cloisonner les risques dans le patrimoine de cette société. Ce choix de constituer une société n’était souvent pas fait, pour différentes raisons, et des millions de personnes exerçaient donc une activité sans la protection d’une structure sociétaire. Le législateur n’est pas allé jusqu’à poser le principe de la constitution automatique d’une société, mais il choisit de doter automatiquement tout entrepreneur individuel d’un patrimoine professionnel, ce qui est finalement l’un des effets les plus importants de la constitution d’une société.
En pratique, les créanciers auront intérêt à se préoccuper en amont de la solvabilité de l’EI2P, et à obtenir de sa part une renonciation à la séparation des patrimoines, celle-ci se faisant créancier par créancier. Très différente sera la situation du créancier qui aura obtenu cette renonciation de celle des autres créanciers. Tandis que ce créancier prévoyant pourra saisir des biens figurant dans l’un ou l’autre des patrimoines de l’EI2P, les autres créanciers verront leur gage limité à un seul patrimoine. On peut supposer que les banques seront, à l’heure de la mise en place d’un crédit, assez tentées de demander cette renonciation, si l’EI2P n’a pas suffisamment doté son patrimoine professionnel.