Par Marc Lévy, associé, Natasha Tardif, associée et co-managing partner, et Lucile Chneiweiss, collaboratrice, membres du département Concurrence et Droit Européen du cabinet d’avocats Reed Smith LLP

Suite au choc économique provoqué par la pandémie du COVID-19, les autorités de concurrence française et européennes ont annoncé certains aménagements au droit de la concurrence. Les entreprises pourront se concerter dans certains secteurs, notamment pour favoriser l’approvisionnement et la distribution de produits essentiels, l’innovation, la production et la recherche afin d’endiguer les effets de la crise. Toutefois, les autorités veillent de près à éviter certains abus. Dès lors, comment s’y retrouver ?

Les autorités de concurrence ont rapidement reconnu que la situation extraordinaire que nous traversons doit permettre à certaines entreprises de coopérer afin de garantir la continuité de la production et de la distribution de produits de première nécessité à l’ensemble des consommateurs.

Comment les règles de concurrence ont-elles été adaptées ?

Les ententes anticoncurrentielles sont toujours prohibées. Les entreprises doivent donc continuer de s’assurer que les accords qu’elles pourraient conclure ne restreignent pas indûment la concurrence. Néanmoins, les autorités de concurrence nationales, dont l’Autorité de la concurrence, et la Commission européenne considèrent désormais que les coopérations entre entreprises sont présumées licites, à condition qu’elles respectent certaines conditions, à adapter au cas-par-cas :

  • S’assurer qu’elles ne vont pas au-delà de ce qui est indispensable pour faire face à la crise ;
  • Limiter la durée des pratiques dans le temps et dans l’espace ;
  • Contribuer à améliorer la production ou la distribution des produits touchés par une éventuelle pénurie ;
  • Ne pas conduire à une élimination de la concurrence, la disparition de concurrents ou l’homogénéisation de l’offre, de l’innovation et des prix, sur l’ensemble ou une partie substantielle des produits en cause ;
  • Être bénéfiques pour l’économie et les consommateurs.

Que peuvent faire les entreprises pour faire face à la crise ?

Les pratiques qui peuvent être envisagées :

  • Une mise en commun de moyens, notamment :
    • Des infrastructures de stockage des denrées essentielles ;
    • De matériel essentiel pour assurer la logistique d’approvisionnement, tels que des camions, camionnettes et matériel de livraison ;
    • Du personnel pour répondre à une demande spécifique et pertinente.

 

  • Des échanges d’informations indispensables et limités à ce qui est strictement nécessaire, par exemple concernant :
    • Des débouchés ou des fournisseurs en mesure de contribuer à l’équilibre de l’offre et de la demande ;
    • Les normes et les pratiques de sécurité sanitaire mises en places ;
    • L’achat en commun, pour des questions de restrictions de capacité de production ou de gestion des stocks de produits essentiels ;
    • Fixation de prix maximum de revente aux consommateurs ;
    • Partage de la technologie et/ou du savoir-faire nécessaire(s) aux fins d’un accord de R&D pour l’élaboration de produits nécessaires à la résolution rapide de la crise sanitaire.

Les pratiques qui demeurent interdites :

    • Coordination dans les secteurs non-essentiels ou sans lien avec la crise et les besoins qui y sont liés
    • Échanges d’informations sensibles entre concurrents notamment sur les prix pratiqués entre entreprises
    • Échanges d’informations et coordination qui ne permettent pas de contribuer à l’allègement ou la résolution de la crise sanitaire ou ne sont pas en lien avec la crise
    • Coordination des opérateurs sur un marché ou des accords visant à appliquer des prix anormalement élevés
    • Entente entre fournisseurs et distributeurs sur les marges ou fixation de prix minimum
    • Comportements qui reviendraient à profiter indûment de la crise sanitaire

Certains secteurs sont-ils privilégiés ?

Dès le 8 avril, la Commission européenne a ouvert la voie vers une coopération dans le secteur pharmaceutique, autorisant un schéma qui permet aux laboratoires pharmaceutiques de :

  • Coordonner et/ou mettre en commun le transport des matières premières ;
  • Collaborer afin d’identifier les médicaments essentiels pour lesquels il existe des risques de pénurie et assurer leur distribution efficace ;
  • Regrouper les informations relatives à la production et aux capacités ;
  • Travailler sur un modèle permettant de prévoir la demande au niveau des États membres, en identifiant les lacunes de l’offre ; et
  • Partager des informations globales sur le déficit de l’offre et demander aux entreprises participantes d’indiquer si elles peuvent combler le déficit de l’offre pour répondre à la demande.

Le 30 avril, la Commission a adopté plusieurs règlements permettant de lever les restrictions relatives à la coopération intra-professionnelle entre les producteurs de lait, de pommes de terres, et de fleurs. Pour une période de 6 mois, ceux-ci pourront adopter des mesures temporaires leur permettant de planifier collectivement la production, d’organiser le stockage, et de retirer certains produits du marché.

Que font les autorités de concurrence ?

Les autorités de concurrence ont adopté une position proactive dans la gestion de la crise. Outre les messages d’ouverture et la publication de leurs orientations générales sur l’interprétation des comportements de marché, elles acceptent les demandes de consultation relatives à des pratiques individuelles ou sectorielles.

À l’occasion de son avis Rassemblement des Opticiens de France du 22 avril 2020, l’Autorité de la concurrence a même admis que les pratiques justifiées par la période actuelle pouvaient dépasser le champ de la lutte directe contre la pandémie, en validant l’intervention de l’association professionnelle au soutien des membres ayant cessé leur activité du fait de la crise dans leurs échanges avec les bailleurs.

Cette ouverture traduit-elle un changement profond de la politique de concurrence ?

L’assouplissement de l’appréhension des accords horizontaux pourrait durer plusieurs mois.

C’est également le cas de la politique de blocage des investissements étrangers, le gouvernement français ayant annoncé un abaissement prochain des seuils de déclenchement du contrôle par l’État des prises de participation d’investisseurs non européens dans une entreprise française opérant sur un secteur sensible. Cette mesure resterait en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020.

Néanmoins, si les autorités sont compréhensives en temps de crise, cela ne signifie pas que les règles de concurrence ne continueront pas à s’appliquer dans les autres secteurs, ni que la situation sanitaire pourra servir de justification à des comportements abusifs.

Les autorités rappellent qu’elles engageront des poursuites contre les entreprises qui chercheraient à profiter de la crise pour augmenter les prix ou adopter des comportements prédateurs. La CMA au Royaume Uni a notamment indiqué avoir écrit à 187 entreprises suite à plus de 21,000 plaintes pour comportement prédateur.

Pour les géants du numérique, l’enjeu demeure inchangé, avec la poursuite des négociations du Digital Services Act, qui permettrait au régulateur européen de prendre des mesures préventives pour limiter leur pouvoir de marché et possibilités de croissance externe. Au niveau français, la Loi visant à garantir le libre choix du consommateur dans le cyberespace contient des dispositions similaires.

Les règles de concurrence sont donc adaptées et assouplies en temps de crise, ce qui est bienvenu. Compréhensives dans certains secteurs (production et distribution de produits essentiels, médicaments), les autorités mettent en garde contre les abus, et gardent le cap sur les politiques générales (numérique notamment). Néanmoins, certains effets des politiques nationales (aides d’état et investissements étrangers par exemple) continueront de se faire sentir au moins jusqu’à fin 2020.

 

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