Par Jacques Buhart, avocat associé, et David Henry, avocat counsel, McDermott, Will & Emery

La pandémie du Covid-19 sera certainement suivie d’une grave crise économique qui devrait mettre en cause l’existence de nombreuses entreprises. Certaines d’entre elles, disposant de ressources substantielles, seront tentées de sauver les acteurs en difficulté financière. Dans le passé, la Commission a pu conclure qu’une opération de concentration, même lorsqu’elle pose des problèmes de concurrence, peut néanmoins exceptionnellement être autorisée si la cible est une « entreprise défaillante ». Les conditions dans lesquelles cette exception a été acceptée restent toutefois très strictes. Afin d’atténuer les conséquences économiques de la crise du Covid-19, la Commission devrait réexaminer les critères d’application de cette exception du « failing firm defense » (« FFD »).

1. Un cadre légal rigide

En droit européen, le FFD est prévu non pas dans le Règlement 139/2004 sur les concentrations, mais dans les Lignes Directrices de la Commission sur les Concentrations Horizontales. Le principe est que l’opération ne doit pas être la cause de la détérioration de la structure de la concurrence, ce à quoi s’ajoutent trois critères d’évaluation “particulièrement pertinents”:

  • Critère 1 : « l’entreprise prétendument défaillante serait, dans un proche avenir, contrainte de quitter le marché en raison de ses difficultés financières si elle n’était pas reprise par une autre entreprise ».
  • Critère 2 : « il n’existe pas d’autre alternative de rachat moins dommageable pour la concurrence que la concentration notifiée ».
  • Critère 3 : « si la concentration n’était pas réalisée, les actifs de l’entreprise défaillante disparaîtraient inévitablement du marché ».

2. Une application très limitée

Le FFD est une exception qui n’a été acceptée par la Commission qu’à quatre reprises dans les affaires (i) Kali + Salz/Mdk/Treuhand (M.308, 14 décembre 1993), (ii) BASF/Eurodiol/Pantochim (M.2314 du 11 juillet 2001), (iii) Nynas/Shell/Harburg Refinery (M.6360 du 2 septembre 2013), et (iv) Aegan/Olympic II (M.6796 du 9 octobre 2013). L’affaire Kali + Salz est la seule à avoir faire l’objet d’un arrêt de la CJUE qui avait confirmé l’application du FFD. Dans chacune de ces affaires, la Commission avait procédé à une enquête approfondie en Phase II, au cours de laquelle elle avait demandé preuves, documentations et commentaires très substantiels de la part des parties notifiantes et des parties tierces.

Dans l’affaire BASF/Eurodiol/Pantochim, la Commission avait ouvert une enquête en Phase II car elle s’inquiétait que BASF détienne 45% des parts de marché en faisant l’acquisition de deux entreprises en difficulté. La Commission avait fait preuve de pragmatisme en considérant qu’une faillite risquerait de causer des pénuries d’approvisionnement et des augmentations de prix affectant les clients dans des proportions plus importantes que si la concentration était autorisée.

Il est intéressant de rappeler l’affaire Nynas/ Shell, qui montre que le FFD peut également s’appliquer à une division d’un grand groupe, par ailleurs profitable. En effet, Shell avait démontré que sa raffinerie serait fermée, et la Commission en a conclu que si l’opération notifiée ne se réalisait pas, cela entrainerait une réduction importante de la capacité d’approvisionnement et une hausse des prix.

Enfin, notons que même si l’exception du FFD s’applique principalement aux opérations horizontales, les transactions verticales n’en sont pas exclues. Ainsi l’autorité anglaise-CMA a autorisé le 17 avril 2020 à titre provisoire, l’investissement d’Amazon dans Deliveroo en concluant qu’en l’absence de cette opération, Deliveroo sortirait du marché.

L’expérience pratique de ce type de dossiers montre cependant qu’il est très difficile de convaincre la Commission d’autoriser au titre du FFD une concentration qui pose par ailleurs des problèmes sérieux de concurrence.

3. Pour un assouplissement des critères dans le contexte du Covid-19 ?

Bien sûr, le FFD ne trouvera à s’appliquer que pour les opérations de concentration soulevant des problèmes de concurrence et qui ne seraient normalement autorisées qu’à condition d’engagements substantiels, voire qui seraient interdites.

Face à la crise du Covid-19, l’exception du FFD devient particulièrement pertinente. En effet, on peut s’attendre à une multiplication des concentrations impliquant d’une part des entreprises financièrement saines et qui ont su résister à l’orage grâce à leur taille et leurs ressources importantes, et d’autre part des entreprises en difficulté financière. La disparition de ces dernières entrainerait des pertes d’infrastructures clés (transport, tourisme, commerce de proximité…) ou de droits de propriété intellectuelle essentiels, ce à quoi s’ajoutera une hausse probable du chômage.

La Commission avait rejeté l’idée d’assouplir les critères du FFD en temps de crise notamment en 2008 ; mais le choc du Covid-19 est exceptionnel et inattendu et probablement d’une ampleur plus grande. Ainsi, l’urgence justifie l’introduction d’une appréciation plus souple des critères du FFD. A cet égard, les éléments suivants devraient être pris en considération par la Commission :

  • À titre préliminaire, soulignons qu’il n’est pas nécessaire de modifier le Règlement sur les Concentrations qui ne prévoit pas le FFD. En l’absence de débat avec les 27 États, la Commission possède une marge de manœuvre suffisante et immédiate pour décider de faire une analyse plus souple des 3 critères mentionnés dans ses Lignes Directrices.
  • La Commission devrait accepter que le FFD puisse être présenté dès le stade de la pré-notification. Dans chacune des quatre affaires mentionnées ci-dessus, l’autorisation de la Commission a été délivrée uniquement à l’issue de la Phase II soit au minimum après quatre mois d’enquête. De nombreuses entreprises et plus particulièrement celles déjà placées en sauvegarde ou redressement judiciaire, ne peuvent s’accommoder du calendrier de la Commission. Nombre d’entre elles risquent de se retrouver en liquidation avant que la Commission n’ait rendu sa décision.
  • La Commission devrait utiliser la phase de pré-notification et le début de la Phase I pour adresser des demandes d’informations auprès des parties notifiantes, des clients et des concurrents sans recourir à une Phase II.
  • S’agissant du premier critère de la disparition, la Commission devrait se satisfaire d’une déclaration de l’administrateur judiciaire, ou de son équivalent dans les autres États Membres, le cas échéant appuyée d’une confirmation par le juge commissaire voire le tribunal.
  • Les preuves que les parties doivent apporter pour démontrer qu’il n’existe pas d’autre acheteur, de nature moins anticoncurrentielle devraient être acceptées par la Commission dès la phase de pré-notification.
  • Comme dans les affaires BASF et Shell, la Commission devrait prendre en considération les effets anti-concurrentiels sur le marché autres que seulement structurels.

A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Espérons que la Commission fera preuve d’adaptabilité et de réalisme dans son analyse des concentrations, comme elle l’a démontré ces dernières semaines en matières d’aides d’État.

 

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