Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

À Capbreton, ville de plus de 1 000 et de moins de 9 000 habitants, la liste du maire sortant l’a emporté d’extrême justesse dès le premier tour des élections municipales. En effet, 19 voix la séparent de la liste concurrente, soit 0,5 % des 3 773 suffrages exprimés. Alors que le décompte des voix dans le dernier bureau qui dépouille fait apparaître un cumul d’irrégularités, le Tribunal administratif de Pau, puis le Conseil d’État ont successivement estimé que cette élection ne méritait pas d’être annulée (décision n° 446036 du 28 juillet 2021).

La désignation des scrutateurs en amont de l’élection est-elle conforme au droit électoral ?

Les scrutateurs effectuent le dépouillement des votes, en principe, à quatre par table. Cette mission essentielle est encadrée de façon rigoureuse par le code électoral en ses articles R 64 à R 66 notamment. Faisant partie des électeurs de la commune présents sachant lire et écrire, ils peuvent être désignés par chacun des candidats, des représentants de listes en présence ou chacun des délégués des candidats. Dans ce cas, leurs nom, prénom et date de naissance sont communiqués au président du bureau au moins une heure avant la clôture du scrutin.

Pour ce faire, il doit être fait appel de manière privilégiée aux électeurs, ainsi que l’a rappelé le Conseil d’État, le 6 février 2002, dans la décision dite Élections municipales de Passy (n° 234759). Or, dans la présente affaire, les scrutateurs ont d’abord été désignés par la commune, relève le Tribunal administratif de Pau, en méconnaissance de cette exigence, puis ils ont formellement été sélectionnés par les bureaux de vote parmi les électeurs présents. Il semblerait, en effet, que la mairie ait établi une liste de scrutateurs en amont de l’élection, chacun de ceux-ci ayant été affecté à une table de dépouillement précise.

À la suite du Tribunal administratif de Pau, le Conseil d’État a jugé qu’il n’y a pas fraude, en soulignant que cette pratique avait, au reste, été recommandée par le Ministère de l’Intérieur pour pallier au risque de faible participation résultant de la crise sanitaire, ce qui se traduit, paradoxalement, au bureau n° 5 par la présence de 5 scrutateurs. Aucune des deux juridictions saisies ne retient que ni le procès-verbal ni les signatures des feuilles de dépouillement ne permettent d’identifier les scrutateurs des deux tables du bureau, ni que cette sélection en amont de la votation aboutit à faire largement appel aux membres du bureau eux-mêmes, et non pas aux électeurs.

Cette organisation préparée avant la tenue des élections comporte un déséquilibre à la table qui procède au décompte de la dernière enveloppe issue de la dernière urne dépouillée et, donc, une capacité d’accueillir la fraude, mais le soupçon ne suffit nullement au juge électoral et aucune mention n’est portée au procès-verbal.

Il reste que la participation des membres du bureau de vote au dépouillement, censée s’avérer supplétive selon la lettre de l’article R 64 (« à défaut de scrutateurs en nombre suffisant »), devient norme, du fait de la pandémie, avec cette décision, alors que les membres du bureau qui doivent seulement surveiller le dépouillement se retrouvent ainsi dans la situation équivoque de contrôleurs et contrôlés.

Le rôle du bureau centralisateur dans le dépouillement et le calcul des voix ouvre-t-il la porte aux fraudes ?

Dans la présente affaire, certains faits n’ont aucunement été contestés par la liste victorieuse durant la procédure juridictionnelle : la liste des 491 émargements du 5e bureau n’est pas régulièrement signée ; le nombre de suffrages exprimés (486) est faux, puisqu’il y a 7 nuls ; le procès-verbal comporte comme résultats 188 voix pour la liste plaignante et 184 voix pour la liste finalement déclarée victorieuse au profit de l’attribution d’une centaine supplémentaire par le bureau centralisateur, un total de suffrages ainsi attribués de 491, alors qu’il devrait être de 372 selon les inscriptions.

L’attribution par le bureau centralisateur de 100 voix supplémentaires à la liste du maire sortant résulte de l’allégation de l’erreur matérielle, retenue par le Conseil d’État, fondée sur le décompte réel des bâtonnets dépouillés. Mais c’est à ce stade que se situe la plus nette invraisemblance du dossier, au sens où la feuille de dépouillement de la 2e table de ce bureau n’a pas été totalisée sur place et les chiffres qui y figurent sont faux, puisqu’ils reproduisent de façon difficilement compréhensible ceux de l’autre table. Le dépouillement a été séparé de l’apposition des totaux, celle-ci ne tient pas compte des bâtonnets.

Ainsi le procès-verbal est-il foncièrement faux, puisqu’il a été établi à partir d’autre chose que les résultats authentifiés. Les décisions passent sous silence cette discontinuité du dépouillement et ce défaut flagrant d’authentification, inexplicable, sauf à considérer que l’on a « ménagé » les résultats de la dernière table qui dépouille et ceux du procès-verbal correspondant. Les scrutateurs ont signé, au moins pour cette dernière table des feuilles aux totaux non renseignés, les totaux apposés ultérieurement s’avèrent erronés. Cette irrégularité n’est pas relevée par les conclusions, ni par le Conseil d’État qui ne retient que l’erreur matérielle.

La portée de la correction accomplie par le bureau centralisateur de Capbreton est à ce point importante qu’elle interroge. Le défaut d’authentification, pourtant majeur, n’est pas retenu par le juge de l’élection, alors que le nombre de voix ayant permis à la liste menée par le maire sortant de remporter la victoire a été très faible.

Plus fondamentalement, la situation ne laisse de surprendre, au sens où on pourrait y voir une forme d’incitation à l’irrégularité, couverte par le bureau centralisateur qui rétablit les résultats d’après les bâtonnets, et non leurs totaux. Sur ce plan, la décision est inédite : elle ouvre au bureau centralisateur la possibilité de rectifier la proclamation et le procès-verbal signé et ce faisant de couvrir des irrégularités, en vue de corriger des erreurs matérielles ou des irrégularités commises lors du recensement des suffrages. La sincérité des votations risque d’en être altérée sensiblement, parce que de telles maladresses peuvent être réalisées sciemment par les scrutateurs.

Cette solution paraît aller à l’encontre des solutions antérieurement admises par le juge électoral, excluant par principe toute proclamation autre que celle résultant du procès-verbal (CE, Élections municipales de Saint-Mathieu, 4 novembre 1996, n° 172580 ; Élections municipales de Gajac, 14 novembre 2014, n° 382056). En effet, le Conseil d’État estime traditionnellement que les seuls chiffres faisant foi sont ceux des procès-verbaux de chaque bureau et qu’ils ne peuvent plus être modifiés après signature (CE, 3 février 1982, Élections cantonales de Vincennes-Fontenay-Nord, n° 25082). Cette solution a plusieurs fois été réaffirmée. Ainsi le Conseil d’État a-t-il rappelé dans une décision dite Élections municipales de Gajac qu’« il appartient à la seule juridiction administrative saisie d’une protestation, de rectifier les résultats proclamés d’une élection municipale, dès lors qu’ils ont été transcrits au procès-verbal signé des membres du bureau de vote ; […] par suite, et aussi erroné que le procès-verbal ait pu paraître, le président et l’un des membres du bureau de vote, de même que les services de la sous-préfecture [notamment], ne pouvaient légalement, après cette proclamation, y apporter la moindre rectification ». Ce principe n’admet nulle exception, quelles que soient les circonstances particulières susceptibles de justifier une rectification des résultats consignés au procès-verbal et quel que soit l’auteur de la rectification.

S’agissant des opérations électorales s’étant tenues à Capbreton, le Conseil d’État ne fait porter cette jurisprudence que sur la proclamation par le bureau centralisateur, et non pas sur celle du bureau de vote n° 5. Ainsi, le bureau centralisateur paraît habilité à couvrir toute irrégularité en ne se fondant que sur les émargements.

S’oriente-t-on vers une redéfinition des pressions pouvant être caractérisées de manœuvre électorale ?

Dans le prolongement de la tradition républicaine, l’article 3 de la Constitution consacre le principe des élections libres. Celui-ci a pour corollaire l’exigence d’absence de pression sur les électeurs. Tel est l’objet de l’article L 107 du code électoral et des sanctions pénales sont prévues en cas de violation de ce principe. La jurisprudence administrative et judiciaire a complété ce dispositif.

En l’espèce, la mairie de Capbreton a été le théâtre d’une cérémonie de remise des clés organisée par l’Office public de l’habitat dans la salle du conseil municipal avant les élections municipales. Le choix du lieu paraît tout sauf innocent, la mairie possédant d’autres espaces plus neutres permettant l’accueil d’une centaine de personnes. À l’approche de la votation, la raison d’être de cette réunion consistait très probablement à faire saisir aux nouveaux locataires qu’ils doivent leur logement à une décision du maire en leur faveur. D’ailleurs, le maire et une adjointe, tous deux candidats sur la même liste, se sont exprimés à cette occasion. Il importe d’observer, au surplus, que la commune a réglé elle-même les frais de bouche engendrés par ladite réception.

Cette pratique est susceptible d’être assimilée tout à la fois à un déséquilibre par rapport à la liste concurrente, qui ne bénéficie pas de telles possibilités, à une méconnaissance de l’article L 52-8 du code électoral, encadrant très strictement les dons en faveur de tel ou tel candidat, et à une pression sur les électeurs concernés. La manœuvre paraît d’autant plus évidente que 36 des bénéficiaires de logements sociaux présents à cette réunion se sont spontanément inscrits sur les listes électorales après cet évènement. Par voie de conséquence, la qualification de tentative d’achat de voix, sanctionnée par l’article L 106 du code électoral, aurait pu être retenue.

À cet égard, il importe de rappeler que le Conseil d’État avait jugé, en février 1988, que la conjonction de l’attribution systématique de logements sociaux dans les semaines précédant le scrutin et d’une cérémonie de remise des clés effectuées par des candidats était constitutive d’une manœuvre destinée à faire pression sur les électeurs (décision n° 187957-188473). À tel point d’ailleurs que, compte tenu du faible écart de voix, et alors même qu’il n’était pas possible de déterminer exactement le nombre d’électeurs ayant subi lesdites pressions, le juge administratif avait annulé l’ensemble des opérations électorales de la circonscription sans examiner les autres griefs soulevés.

Il en va de même pour une élection au Parlement, annulée du fait de l’organisation de remises de clés par le maire, candidat, largement assimilable à une signature de baux et, indépendamment, de toute allusion politique (CC, décision n° 2007-3888 AN, 29 novembre 2007).

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