Par Katarzyna Blay-Grabarczyk, Maître de conférences HDR – Université de Montpellier – Co-Directrice de l’Institut de Droit européen des Droits de l’Homme
La réponse de la Cour européenne des droits de l’homme quant au refus opposé par l’Etablissement Français du Sang (EFS) aux personnes homosexuelles d’être donneur de sang était particulièrement attendue. Dans son arrêt du 8 septembre 2022, Drelon (n°3153/16 et 27758/18), la France est condamnée pour violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège notamment le droit au respect de la vie privée et familiale. Toutefois, si l’atteinte à la vie privée du requérant est bien avérée, le système français de sélection de donneurs de sang n’est pas pour autant remis en cause dans sa globalité.
Quels sont les faits qui ont justifié la condamnation de la France par la Cour EDH ?
En 2004, le requérant a tenté d’effectuer un don de sang auprès de l’EFS. Lors de l’entretien médical préalable, il a refusé de répondre à la question s’il avait déjà eu un rapport sexuel avec un autre homme et s’est vu opposer un refus de don de sang. En même temps, l’EFS a saisi un fichier informatique avec une contre-indication au don de sang jusqu’en 2278. Le code attribué au requérant correspondait aux hommes ayant eu un rapport sexuel avec un homme. Après s’être vu opposé un second refus en 2006, le requérant a porté plainte pour discrimination, s’étant définitivement soldée par un non-lieu (Cass. Crim., 8 juillet 2015, n° 13-86.267). En parallèle, le requérant a également introduit des recours pour excès de pouvoir (tous rejetés) contre les arrêtés fixant les critères de sélection des donneurs de sang. Malgré l’assouplissement ultérieur de la législation en la matière, il s’est heurté à un nouveau refus de don de sang en 2016.
Devant la Cour européenne des droits de l’homme, le requérant a soulevé la violation des articles 8 et 14 de la Convention en raison de la collecte et de la conservation de ses données par l’EFS (violation du droit au respect de sa vie privée) et des refus répétés de don de sang (discrimination fondée sur son orientation sexuelle).
Quel est le raisonnement tenu par la Cour EDH pour justifier une telle condamnation et quel équilibre trouve-t-elle entre le droit au respect de la vie privée et l’objectif de santé publique et de sécurité transfusionnelle ?
Selon la jurisprudence constante de la Cour, la mémorisation et la conservation des données à caractère personnel constitue bien une ingérence dans le droit au respect de la vie privée d’un requérant. Toutefois, une telle ingérence peut être considérée comme étant conforme à la Convention à une triple condition : être prévue par la loi, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but légitime poursuivi.
Sur les deux premiers points, la Cour valide la législation française, en considérant que le cadre légal français à l’époque des faits définissait avec suffisamment de précisions la latitude confiée aux autorités de santé pour créer des fichiers et enregistrer des procédures d’évaluation des donneurs. Ce cadre était par ailleurs conforme à la directive européenne du 27 janvier 2003 (directive 2002/98/CE) et aux recommandations de l’OMS. Il ne s’écartait pas non plus des standards élaborés par d’autres Etats de l’Union européenne (cf. le fait d’avoir eu un rapport sexuel entre hommes entrainait une exclusion permanente de don de sang dans 18 Etats membres).
En outre, la Cour insiste sur le fait que l’ingérence en cause poursuivait le but légitime de la protection de la santé. Elle rappelle en particulier les scandales sanitaires engendrés par des contaminations par le virus hépatique et par le VIH en raison de produits sanguins insuffisamment sécurisés. Plus encore, les différents instruments internationaux ont été adoptés afin de garantir la sécurité des transfusions sanguines. Par conséquent, la législation française, en permettant la collecte et la conservation de ces données, contribuait finalement à garantir la sécurité transfusionnelle.
En revanche, cette démarche des autorités françaises aurait dû obligatoirement s’accompagner de garanties adéquates qui, en l’occurrence, faisaient défaut. En effet, touchant à l’intimité des personnes, les données en question devaient être exactes. Or, le requérant s’était vu opposer une contre-indication au don de sang au motif qu’il avait refusé de répondre à la question relative à sa sexualité lors de l’entretien médical préalable. Aux yeux de la Cour, les données ainsi collectées n’étaient fondées sur aucune base factuelle avérée. Enfin, la durée de conservation des données par l’EFS (jusqu’en 2278) était excessive et non encadrée.
Ces considérations amènent en définitive la Cour à retenir la violation de l’article 8 de la Convention. Elle rejette en revanche le grief de discrimination fondée sur son orientation sexuelle au regard des refus opposés au requérant de donner son sang. La Cour EDH considère à cet égard que l’examen sous l’angle de l’article 8 ne rendait plus nécessaire l’examen séparé sous l’angle de l’article 14 de la Convention EDH.
Cet arrêt est-il surprenant au regard de la jurisprudence de la Cour EDH en la matière ?
La question de la conventionalité de la conservation des fichiers contenant des données à caractère personnel est récurrente. Depuis son premier arrêt en la matière (CEDH, 26 mars 1987, Leander c. Suède, n°9248/81), la Cour EDH a été saisie de la question de la divulgation des données de vidéosurveillance (CEDH, 28 jan. 2003, Peck c. Royaume-Uni, n°44647/98), de la mémorisation des données par des services de sécurité (CEDH, GC, 5 mai 2000, Rotaru c. Roumanie, n°28341/95) et de police (CEDH, 22 juin 2017, Aycaguer c. France, n°8806/12) ou encore de la divulgation des données à caractère médical (CEDH, 25 fév. 1997, Z. c. Finlande, n°22009/93).
La Cour de Strasbourg a toujours considéré que les ingérences dans la vie privée de différents requérants, engendrées par la pratique de fichage des données, se justifiaient en raison des impératifs de sécurité publique. En revanche, elle a imposé aux autorités nationales des règles contraignantes visant à rendre le fichage conforme au standard conventionnel : adopter des lois claires et prévisibles, encadrer la durée de conservation des données et contrôler les fichiers par un juge (CEDH, GC, 4 déc. 2008, S. et Marper, n°30562/04). L’approche adoptée dans l’arrêt Drelon est une position médiane, caractéristique des dispositions conventionnelles qui, comme l’article 8, autorisent des restrictions et concilient à la fois les intérêts privés (protection de données sensibles à caractère personnel) et les impératifs de sécurité (en l’occurrence transfusionnelle).
La solution adoptée est donc plutôt classique dans la mesure où l’inexactitude de la collecte effectuée par l’EFS et la durée excessive de la conservation de données sensibles concernant le requérant sont sanctionnées par la Cour. Par ailleurs, les critères de sélection des donneurs de sang sont désormais fixés par l’arrêté du 11 janvier 2022 qui cible le comportement à risque d’un potentiel donneur et non son orientation sexuelle. En outre, la durée de contre-indication au don de sang opposé à des hommes ayant eu des rapports sexuels avec d’autres hommes a été limitée à 4 mois depuis décembre 2019.