Par Armand W. Grumberg, avocat associé, Head of European M&A ; François Barrière, avocat, French counsel, professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et Pierre-Hadrien Darriet, avocat, Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom LLP

Les sociétés peuvent-elles distribuer des dividendes en 2020 ?

Alors que plusieurs sociétés ont déjà effectué tout ou partie des formalités de convocation de leur prochaine assemblée générale et proposé le versement d’un dividende avant le début du confinement, le choc économique en résultant rebat les cartes tant d’un point de vue économique que juridique.

Du point de vue économique, les sociétés pourraient décider de réduire, voire de ramener à zéro, le montant du dividende qu’elles souhaitent distribuer afin de préserver leur trésorerie, mais elles peuvent aussi souhaiter rémunérer leurs actionnaires afin d’éviter, pour les sociétés cotées, une fuite des investisseurs.

D’un point de vue juridique, la situation n’est pas plus évidente. Dès le 27 mars, le Ministre de l’Économie et des Finances a indiqué que les entreprises ayant bénéficié d’aides de l’État, dans cadre des mesures pour lutter contre les conséquences de la pandémie Covid-19, ne pourront pas distribuer de dividendes à leurs actionnaires cette année, sous peine de devoir rembourser lesdites aides et payer des pénalités. Le président du MEDEF a qualifié la position de « logique ». Dans la foulée, le 29 mars 2020, l’AFEP a demandé « [aux] entreprises concernées d’appliquer la décision du gouvernement d’interdire de verser des dividendes en 2020 pour celles qui utilisent le report de paiement des charges sociales ou fiscales ainsi que celles qui ont obtenu des prêts bancaires garantis par l’État » et « à ses adhérents qui utilisent le chômage partiel de présenter à leur prochaine assemblée générale une nouvelle résolution afin de réduire les dividendes à payer en 2020 de 20% par rapport à l’année dernière »1. Le 5 avril, le ministre de l’Économie et des Finances a réitéré sa position, et a invité les autres sociétés à diminuer d’au moins un tiers le versement des dividendes en 2020.

Les conseils d’administration doivent-ils réexaminer leurs projets de résolution en matière de dividendes ?

Plusieurs sociétés, dont Accor, ADP, Airbus, Altice, Arkema, Auchan Holdings, BNP Paribas, Bouygues, Crédit Agricole, EDF, Engie, JCDecaux, Natixis, Orange, Safran, Société Générale, TF1 et Thalès, ont annoncé qu’elles ne verseraient finalement pas de dividendes à leurs actionnaires cette année. D’autres pourraient suivre.

Malgré l’absence de caractère contraignant des positions prises par le gouvernement français, ou des recommandations, demandes, communiqués de presse – peu importe leur qualification – des autorités de régulation, la question se pose de savoir si les conseils d’administration ne sont néanmoins pas tenus de réexaminer les projets de résolution en matière de dividendes précédemment publiés ou annoncés.

L’ensemble des déclarations des autorités publiques, qu’elle qu’en soit leur forme, ne sont que le reflet de la situation économique évolutive à laquelle les sociétés sont actuellement confrontées. Dès lors, même en l’absence de texte contraignant, les administrateurs doivent s’en remettre à la boussole traditionnelle guidant leurs décisions et actions : l’intérêt social. Les administrateurs doivent donc s’assurer que les projets de résolutions relatifs au montant du dividende qu’ils soumettront aux actionnaires, ou qu’ils leur ont déjà soumis, sont conformes à l’intérêt social des sociétés qu’ils dirigent. Cette boussole traditionnelle prend encore plus d’importance lorsque les temps sont troubles et que l’avenir est incertain. Conserver aujourd’hui de la trésorerie pour faire face, notamment, à une baisse du carnet de commande et à des charges à payer peut justifier une appréciation différente du montant du dividende à verser que celle qui aurait été décidé auparavant, à une époque où la connaissance de l’étendue de la pandémie et de ses conséquences était nettement moindre.

L’intérêt social à prendre en compte est, au premier chef, celui de la personne morale concernée. La loi dite « Pacte » du 22 mai 2019 l’a consacré dans l’article 1833 du Code civil et l’article L. 225-35 du Code de commerce va dans le même sens. Lors de l’examen d’une décision, afin de déterminer si celle-ci est dans l’intérêt social, le conseil d’administration devra prendre « en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité », ce qui prend un relief particulier avec la situation de pandémie à laquelle les sociétés doivent faire face.

Le conseil d’administration doit évaluer la conformité de ses décisions en fonction des données avérées et prévisionnelles lorsqu’elles sont prises. Il est toutefois aussi nécessaire pour le conseil d’administration de réévaluer périodiquement ses décisions, afin, le cas échéant, de les adapter par rapport à l’évolution de la situation. L’évolution actuelle de la pandémie Covid-19 et des mesures de confinement prises devrait, en toute vraisemblance, inciter les administrateurs à prendre en compte les impacts économiques de celle-ci au fur et à mesure où elles sont connues, que ce soit la récession annoncée ou la privation d’éventuelles aides de l’État notamment, dans le cadre de la détermination du montant du dividende soumis aux actionnaires, de la modification du montant ou de la suppression du dividende précédemment proposé. Le rôle des administrateurs est d’autant plus crucial actuellement, et ils doivent s’assurer que les décisions antérieurement prises par leur conseil continuent de respecter l’intérêt social de leurs sociétés et sinon les adapter !

Les banques et les (ré)assureurs sont-ils soumis de manière plus aigües à ces problématiques ?

Concernant les établissements de crédit et les (ré)assureurs, les positions des autorités de supervision sont strictes. La BCE et l’ACPR recommandent aux établissements de crédit de ne pas verser de dividendes, au moins jusqu’au 1er octobre 2020, et de ne pas mettre en œuvre des programmes de rachat d’actions au bénéfice de leurs actionnaires. Le capital conservé doit permettre de répondre aux besoins de l’économie réelle dans un environnement hautement incertain, et d’absorber les pertes que ces établissements pourraient subir. L’EIOPA – l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles – et l’ACPR ont pris des positions similaires pour les assureurs. Ces recommandations, dont on ne peut pas exclure qu’elles soient assimilées à des actes faisant griefs, rendent d’autant plus nécessaires que les conseils d’administration des établissements de crédit et des (ré)assureurs réexaminent leurs décisions précédentes en matière de dividendes et soient en mesure de justifier précisément et d’expliquer pourquoi elles s’en départiraient le cas échéant, y compris par rapport aux raisons d’être de ces recommandations, ce qui semble à tout le moins contre-intuitif en ce contexte incertain !

 

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