Par Pauline Abadie – Maître de conférences à l’Université Paris-Saclay – Membre de l’Institut Droit Ethique Patrimoine

Après la Commission en février 2022 puis le Conseil en novembre, la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité progresse avec l’adoption le 1er juin de la position du Parlement européen. Une étape très attendue tant on sait que le Parlement demande depuis longtemps une législation contraignante en la matière. Sa proposition est ambitieuse au regard du texte initialement soumis par la Commission mais accentue dans le même temps le décalage avec la position des Etats exprimée à l’automne. Les négociations interinstitutionnelles seront âpres et le résultat empreint d’incertitudes.

Quelles sont les principales évolutions proposées par le Parlement européen ?

La première évolution concerne le champ d’application personnel du devoir de vigilance. Toutes les entreprises européennes de plus de 250 salariés et ayant réalisé un chiffre d’affaires de plus de 40 millions d’euros au niveau mondial y seraient désormais soumises. Ce choix de généraliser le devoir de vigilance à un très grand nombre d’entreprises permet un alignement avec les principes directeurs des Nations unies et de l’OCDE destinés à toutes les entreprises quelle que soit leur taille, et procède de l’idée que le respect des droits humains et la protection de l’environnement ne sont pas qu’une affaire de grandes entreprises. Les parlementaires n’ignorent pas les difficultés que peut présenter cette extension du champ des entreprises assujetties et prévoient en conséquence des mesures d’accompagnement et de soutien, mais aussi une mise en œuvre et des sanctions adaptées. Par exemple, il est prévu que les mesures visant à prévenir, supprimer ou remédier aux incidences négatives soient proportionnelles à la taille, aux ressources et aux capacités de l’entreprise et que la décision d’imposer des sanctions tienne compte de toute autre circonstance atténuante.

Une deuxième évolution a trait au périmètre du devoir de vigilance, c’est-à-dire à la portée de la vigilance attendue des entreprises. Celle-ci est fonction à la fois de l’incidence négative (sa nature, sa probabilité, sa gravité) et de l’entité qui en est à l’origine. Concernant la nature de l’incidence, la Commission a fait le choix d’énumérer des droits, interdictions et obligations figurant dans une liste incomplète de conventions internationales, ce à quoi remédie partiellement le Parlement en y ajoutant, par exemple, l’Accord de Paris ou la loi européenne sur le climat. Concernant les entités à l’origine du risque ou de l’atteinte, sont inclues, outre l’entreprise elle-même et ses filiales, les relations commerciales issues de l’entière chaîne de valeur, c’est-à-dire les entités situées aussi bien à l’amont de l’entreprise (conception, extraction, approvisionnement, fabrication, etc.) qu’à l’aval (vente, distribution, prestations de services, gestion des déchets produits, etc.). La position du Parlement diverge ici avec celles de la Commission et du Conseil qui, pour la première, retient une définition relativement large de la chaine de valeur dans ses versants amont et aval mais restreint, à l’intérieur, le périmètre de la vigilance aux seules relations commerciales bien établies de l’entreprise, et pour le second, retient une définition étroite de la « chaine d’activités » presque exclusivement tournée vers l’amont, et à l’intérieur, rattache le périmètre de la vigilance à une liste d’activités de partenaires commerciaux.

Une troisième évolution consiste à préciser et renforcer les mesures appropriées pour recenser, prévenir et supprimer les incidences négatives. Tout d’abord, le Parlement encadre ces mesures dans un triptyque conduisant à distinguer selon que l’entreprise cause, contribue ou est directement liée à l’incidence recensée. Dans ces deux derniers cas, les mesures reposent notamment sur l’effet de levier dont elle dispose. Passée cette première analyse, le Parlement détaille les mesures à adopter. En complément de celles proposées par la Commission, l’entreprise devra envisager de modifier ses processus de production, ses installations, ses produits et leur traçabilité, ses projets, se doter de nouveaux services, améliorer ses compétences, adapter ses modèles et stratégies économiques y compris ses pratiques d’achat, soutenir et dialoguer avec ses partenaires commerciaux, tenter d’agir sur l’amont si les incidences sont liées à ses activités en aval, ou encore se désengager de manière responsable, etc. Les mesures impliquant de recourir à l’outil contractuel sont elles aussi mieux encadrées pour permettre un ruissellement équitable dans la chaine de valeur fondé sur la coopération entre les contractants, et pour éviter un transfert de responsabilité de l’exercice du devoir de vigilance et du manquement en cas de dommage.

Une dernière évolution porte sur deux aspects de l’action en responsabilité civile. D’une part, l’entreprise pourra voir sa responsabilité engagée non pas uniquement pour les dommages qu’elle a seule causés, mais également pour ceux auxquels elle a contribué. Autrement dit, les parlementaires retiennent une conception extensive de la causalité juridique étendue à des hypothèses où le dommage a été commis par un autre mais significativement encouragé ou facilité par l’action de l’entreprise. Cette proposition rompt avec celles de la Commission et du Conseil et rapproche, sans les superposer, l’étendue de l’exercice du devoir de vigilance et celle de la responsabilité pour y avoir manqué. D’autre part, le Parlement apporte un certain nombre de garanties procédurales à l’action en responsabilité, sécurisant le délai de prescription, les pouvoirs du juge dont celui d’enjoindre la cessation de l’atteinte, mais aussi les conditions de recevabilité ou encore la répartition de la charge de la preuve.

Quels sont les principaux points de convergence entre les positions du Parlement, du Conseil et de la Commission ?

Les trois institutions européennes s’entendent pour que la surveillance du respect du devoir de vigilance soit échue à des autorités de contrôle désignées dans chaque Etat membre. Celles-ci fonctionneront de manière transparente en rendant compte périodiquement de leur travail, et seront indépendantes et impartiales ce qui exclut qu’une telle mission soit confiée aux points de contact nationaux (PCN) de l’OCDE, rattaché pour la France à la direction du Trésor. Les autorités de contrôle disposeront de larges pouvoirs d’instruction (ordonner la communication d’informations, mener des enquêtes, réaliser des inspections in situ, auditionner des parties prenantes, etc.) et de sanctions. Concernant ces derniers, outre des sanctions pécuniaires encadrées par toute une série de critères liés au comportement de l’entreprise et à la nature et la gravité de l’infraction, les autorités pourront non seulement prendre des mesures provisoires mais également enjoindre l’entreprise d’accomplir certaines actions et de cesser le comportement infractionnel, ou encore prendre une déclaration publique la concernant. Les autorités pourront être saisies par toute personne par la voie d’un rapport étayé de préoccupations et leurs décisions faire l’objet de recours juridictionnels conformément au droit national. Leurs décisions seront sans préjudice de l’action en responsabilité civile.

Le Parlement et la Commission ont tous deux souhaité inclure les entreprises financières dans le champ des entreprises assujetties, avec un certain nombre de dispositions adaptées. Une position qui n’a pas été reprise par le Conseil, préférant laisser aux Etats une liberté de choix. De même, après plusieurs atermoiements du côté du Parlement, l’instauration d’un devoir de sollicitude des administrateurs voulu par la Commission n’a pas été retenue, suivant par là même la position du Conseil.

Quelles sont les prochaines étapes ?

Les négociations informelles entre les représentants de la Commission, du Parlement et du Conseil (le trilogue) devraient prendre place à l’automne en vue de parvenir à un accord entre les deux co-législateurs. L’agenda politique pèsera certainement sur l’issue de ce texte très attendu qui, s’il doit voir le jour, devra être adopté avant juin 2024. C’est, en effet, à cette date que les citoyens européens renouvelleront leurs représentants au Parlement, et qu’après une présidence espagnole puis belge du Conseil a priori favorable à son adoption, la Hongrie qui prendra le relais pourrait ne pas placer ces enjeux au cœur de ses priorités.

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