Par G. Dezobry – Avocat associé – cabinet FIDAL – Maître de conférences en droit public à l’Université d’Amiens et M. Germain-Letaleur – Avocate – cabinet FIDAL
Face à l’envolée des prix de l’électricité, la présidente de la Commission européenne, U. von der Leyen, a présenté – le 14 septembre – un projet de règlement détaillant les mesures d’urgence susceptibles d’être mises en place par les Etats membres pour protéger les consommateurs européens et limiter la contagion de ce contexte haussier à l’ensemble de l’économie. Elle a également annoncé vouloir engager « une réforme en profondeur du marché de l’électricité ». L’objectif ? Rapprocher les prix de l’électricité des coûts de production. Explications sur les raisons d’un marché déréglé et les solutions qui pourraient émerger.

Quels grands principes juridiques gouvernent le marché de l’électricité au sein de l’UE et notamment la fixation des prix ? 

Le marché de gros de l’électricité permet aux producteurs de vendre leur production et aux fournisseurs de s’approvisionner en électricité. Il comprend non seulement les marchés dits organisés – c’est-à-dire les bourses d’électricité – mais aussi les échanges de gré à gré. Les marchés organisés incluent le marché spot qui vise les achats et les ventes d’électricité qui ont lieu la veille pour le lendemain (day ahead) ou le jour J (intraday) et les marchés forward (jusqu’à 3 ans).

Sur le marché spot day ahead, les échanges s’effectuent lors d’une enchère quotidienne organisée vers midi qui couvre chaque heure de la journée du lendemain. Pour chacune des heures, les producteurs offrent leur production disponible au coût marginal de production (c’est-à-dire au coût nécessaire pour produire 1 MWh supplémentaire).

Les technologies de production d’électricité sont classées selon un ordre croissant allant des technologies pour lesquelles le coût marginal est faible voire nul (renouvelables et nucléaire) jusqu’aux technologies pour lesquelles le coût marginal est le plus élevé en raison notamment du prix du combustible et de la tonne de CO2 (principalement les centrales au gaz ou au charbon). Ce classement – que l’on appelle « Ordre de mérite » – garantit que pour chacune des heures de la journée, les moyens de production mobilisés pour satisfaire la demande seront les plus compétitifs.

La fixation du prix se fait selon la méthode du « Pay-as-clear » : tous les producteurs appelés pour répondre à la demande sont rémunérés par un prix correspondant au coût marginal de la dernière centrale appelée, c’est-à-dire celle dont le coût marginal de production est le plus élevé.

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La Commission a fait du marché spot le point focal du système électrique. Elle cherche à imposer depuis longtemps un rapprochement des prix de gros et des prix de détail afin d’inciter les consommateurs à consommer lorsque les prix sont faibles (et que l’électricité est peu carbonée) et à diminuer leur consommation lorsque les prix sont élevés (et que l’électricité est la plus carbonée).

Toutefois, dans ce contexte de dérèglement des marchés de gros, son discours est plus nuancé. En particulier, elle reconnait que rapprocher le consommateur du fonctionnement du marché de gros conduit à l’exposer encore davantage à des prix qui ne sont pas tenables.

Pourquoi le contexte actuel conduit-il à un dérèglement des prix de l’énergie – autrement dit, quelle évolution de contexte explique la flambée des prix de l’énergie aujourd’hui ?

La crise que traverse aujourd’hui le secteur de l’électricité se traduit par des niveaux de prix extrêmement élevés. Sur l’année 2022, les prix pourraient être 10 à 15 fois supérieurs à la moyenne des prix observés ces dernières années. Ces niveaux de prix exceptionnels s’expliquent, d’une part, par la crise sur le marché du gaz et, d’autre part, par la disponibilité limitée de certains moyens de production d’électricité.

La crise sur les marchés de l’électricité est d’abord une crise des prix du gaz. La reprise économique post COVID – qui s’est traduite par une forte demande de gaz au niveau international – et les conséquences de la guerre en Ukraine (baisse de l’offre) ont entraîné des augmentations importantes et successives des prix du gaz. Or, avec le système de l’ordre de mérite, plus le prix du gaz augmente et plus le prix de l’électricité augmente.

Cette crise est aussi la conséquence de la disponibilité limitée des autres moyens de production d’électricité. Là encore, la situation est inédite et résulte de la combinaison de mesures structurelles et de difficultés conjoncturelles.

Les mesures structurelles concernent les nombreuses fermetures de centrales de production pilotables au cours de ces dernières années (centrales nucléaires et centrales au charbon).

A ces fermetures s’ajoute une disponibilité limitée des capacités installées en raison de difficultés conjoncturelles : (i) indisponibilités d’une partie du parc nucléaire d’EDF liées aux problèmes de corrosion sous contrainte ; et (ii) conséquences de la sécheresse (production d’hydroélectricité réduite et restrictions imposées aux centrales nucléaires pour limiter l’élévation de la température des fleuves).

La disponibilité dégradée des moyens de production arrive au pire moment. Elle oblige en effet à recourir davantage aux centrales à gaz qui ne sont utilisées habituellement, sur le marché français, que pour assurer l’équilibre offre/demande lors des pointes de consommation. Cette situation crée ainsi une dépendance dangereuse à ces moyens de production alors que les prix du gaz n’ont jamais été aussi élevés et que l’approvisionnement est incertain, aggravant ainsi la crise sur les marchés de l’électricité.

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Plusieurs pays proposent de plafonner le prix du gaz et du charbon, que penser de cette solution ? Quelles sont les autres mesures envisagées aujourd’hui ?

Le plafonnement des prix du gaz et du charbon a été mis en place par l’Espagne et le Portugal cet été au bénéfice des producteurs d’électricité exploitant des centrales utilisant ces combustibles, afin de limiter leurs coûts d’approvisionnement. En intervenant directement sur le prix de ces produits de base, cette mesure permet de limiter efficacement les augmentations de prix sur le marché de gros de l’électricité et leur répercussion sur le marché de détail. La différence entre le prix de marché du gaz et le niveau du plafond fixé par les autorités publiques espagnoles et portugaises est financée en partie par les consommateurs d’électricité sous la forme d’un prélèvement qui engendre donc une augmentation de leur facture d’électricité mais beaucoup moins importante que celle qu’ils subiraient en l’absence de la mesure.

Sous la pression des industriels notamment, qui commencent à souffrir de la concurrence espagnole et portugaise, la France et d’autres Etats membres poussent aujourd’hui pour que cette mesure soit appliquée à l’échelle de l’Union européenne. Les discussions sont en cours mais l’Allemagne semble hostile à cette mesure qui n’avait pas non plus, jusqu’à présent, les faveurs de la Commission qui cherche à éviter les interventions portant directement sur le marché de gros. Cette mesure ne figure d’ailleurs pas parmi les quatre mesures détaillées dans le projet de règlement qu’elle a publié le 14 septembre et qu’il est utile de présenter brièvement.

La première mesure vise à encourager les dispositifs permettant de réduire la demande d’électricité en particulier pendant les heures durant lesquelles les prix sont les plus élevés. La deuxième mesure consiste à limiter, de manière temporaire, le niveau de la rente inframarginale perçue par les producteurs dont les coûts marginaux sont nettement inférieurs au niveau des prix actuels. Concrètement, le dispositif doit permettre de plafonner à 180 euros/MWh les recettes perçues sur le marché par les producteurs utilisant le nucléaire, l’éolien ou le solaire, les centrales hydrauliques au fil de l’eau et les centrales utilisant le lignite. Le produit de cette mesure pourrait être reversé aux consommateurs d’électricité afin de limiter les surcoûts qu’ils subissent. La troisième mesure a pour objet de taxer les surprofits réalisés par les entreprises actives dans les secteurs du pétrole, du gaz, du charbon et du raffinage. A l’instar de la mesure précédente, le produit de ce dispositif permettra de diminuer les coûts de l’énergie supportés par les consommateurs. Enfin, la quatrième mesure tend à agir sur le marché de détail en permettant aux Etats membres de proposer des tarifs réglementés de vente non plus seulement aux consommateurs résidentiels mais aussi aux petites et moyennes entreprises.

On l’aura compris, le défi est immense et revêt une double dimension. D’un point de vue économique, à court terme, il consiste à mettre en place des transferts de ressources entre les producteurs et les consommateurs afin de compenser les augmentations importantes des coûts de l’énergie qu’ils subissent et qui se propagent à l’ensemble de l’économie. A moyen terme, c’est l’ensemble du market design des marchés de gros de l’électricité qui pourrait être réformé. D’un point de vue politique, la crise des prix de l’électricité pose la question de la capacité de l’Union européenne à trouver une solution commune afin de limiter le risque systémique que cette crise fait peser sur la construction européenne.

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