Par Emeric Jeansen, Maître de conférences HDR à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Membre du conseil scientifique du cabinet Racine

Le 27 octobre n’est pas que la date de la Saint Emeline. C’est aussi la journée européenne de la dépression. Si les premières sont fêtées, rien n’assure que pareil destin soit accordé aux victimes de la seconde. Le thème de cette journée ne s’y prête guère. En particulier, dans le monde du travail, le 27 octobre ne donne lieu à aucuns moments conviviaux pour célébrer ceux frappés par ce mal. Pourtant, l’activité professionnelle est à l’origine de nombreuses dépressions. Trois causes (au moins) peuvent être citées : le caractère déraisonnable de la charge de travail, les relations interpersonnelles pathologiques, la perte de sens du travail. Nous pourrions ajouter l’anxiété liée à la crise sanitaire actuelle mais, même si elle touche souvent les salariés, le lien de cette cause de pathologie psychique avec l’activité professionnelle n’est pas immédiat. Quoi qu’il en soit, ces trois causes peuvent-elles permettre au salarié qui les subit de bénéficier d’une protection particulière ?

La charge de travail déraisonnable peut-elle justifier la protection du salarié victime ?

Eu égard à son obligation de sécurité, l’employeur est tenu d’évaluer la charge de travail de ses salariés pour s’assurer qu’elle reste raisonnable. Tout manquement justifierait que sa responsabilité soit engagée. Le juge intervient pour éviter les situations de « burn-out », que caractérise l’épuisement professionnel résultant d’une charge de travail excessive. La faute de l’employeur est certaine dès lors que la charge excessive de travail entraîne l’inaptitude du salarié (Cass. soc., 30 nov. 2016, n° 15-25.066) ou, à tout le moins, qu’elle fasse apparaître un harcèlement moral (Cass. soc., 21 mai 2014, n° 13-15.627).

La Cour de cassation lutte aussi contre les situations de « bore out » résultant d’une sous-charge de travail. Les arrêts qui visent ces situations sont toutefois peu nombreux et lient le « bore out » au harcèlement. Ainsi, la chambre criminelle de la Cour de cassation a condamné la « mise à l’isolement » d’un salarié car elle avait eu pour conséquence la dégradation de ses conditions de travail pouvant porter atteinte à son intégrité physique et psychologique (Cass. crim., 26 janv. 2016, n° 14-80.455) ; la chambre sociale de la Cour de cassation a aussi reconnu le harcèlement moral dans une situation où l’employeur « avait peu à peu mis l’intéressé sur un poste vide de son contenu, sans chercher une autre solution » (Cass. soc., 3 déc. 2008, n° 07-41.491). La faute de l’employeur apparaît même s’il maintient le paiement du salaire car l’isolement du salarié du reste de la communauté de travail altère sa santé psychologique (Cass. soc., 24 janv. 2006, n° 03-44.889) et peut laisser supposer l’existence d’une discrimination (Cass. soc., 29 juin 2011, n°10-14.067).

Les relations interpersonnelles peuvent-elles justifier la protection du salarié victime ?

Un salarié n’a pas à subir de propos humiliants ou insultants, qu’ils soient proférés par son employeur ou par ses pairs. La loi protège du harcèlement moral (C. trav., art. L. 1152-1), du harcèlement sexuel (C. trav., art. L. 1153-1), des agissements sexistes (C. trav., art. L.1142-2-1), de la diffamation et de l’injure publiques (L. 29 juillet 1881), de la menace de violence (C. pén., art. 222-17 et 222-18-1), du racisme (not. Cass. soc., 5 déc. 2018, n° 17-14.594), etc. La jurisprudence regorge d’espèces où des propos odieux et des comportements grossiers ont été réalisés au cours du travail ayant conduit au licenciement de leur auteur ou à la condamnation de l’employeur qui n’a pas su protéger le destinataire de ces actes illicites.

À chaque fois, c’est l’atteinte à la dignité du salarié qui est sanctionnée et non en soi les propos ou comportements litigieux. La sanction est ainsi justifiée par les conséquences sur la santé psychologique du salarié qui a subi la relation interpersonnelle pathologique. La notion de harcèlement moral en témoigne. Il est acquis que l’acte fautif est celui qui intervient contre le gré de la victime (Cass. crim., 24 sept. 2008, n° 06-46.517). Si le destinataire des agissements, de manière certaine et non équivoque, avait donné son accord au propos ou au comportement litigieux, leur auteur n’est pas fautif. La mauvaise blague n’est donc pas systématiquement fautive.

La perte de sens du travail peut-elle justifier la protection du salarié touché ?

Selon une étude de la DARES, une monotonie et un ennui excessif peuvent favoriser l’apparition des troubles psychiques. Cette monotonie résulte du sentiment éprouvé par le salarié que son travail est inutile ou simplement pas assez stimulant. Elle engendre une perte de sens du travail, fréquemment désignée sous l’appellation « brown out ». Ce sentiment risque de réduire voire d’annihiler la motivation du salarié, donc sa productivité, ce qui justifie qu’elle soit combattue par les managers. Il laisse en revanche le juriste indifférent. Le « brown out » ne peut pas être invoqué par un salarié au soutien d’une demande de réparation quelconque du mal-être ressenti. Le fait qu’il en résulte une fragilité psychique de l’individu ne change rien.

En effet, l’employeur est seulement tenu de demander au salarié d’exécuter le travail convenu dans le contrat de travail, ce qui n’est pas nécessairement un travail stimulant. En cas de litige, les juges recherchent exclusivement si les tâches confiées correspondent aux fonctions attachées à l’emploi du salarié et à sa qualification professionnelle. Par exemple, un sportif ne peut se prévaloir d’aucun manquement de l’employeur lorsqu’il n’a pas participé aux matchs officiels puisque la seule obligation contractuelle est de lui permettre de s’entraîner avec l’équipe professionnelle (Cass. soc., 14 janv. 2004, n° 01-40.489 : Bull. civ. V, n°8). L’ennui de s’asseoir sur un banc de touche n’ouvre droit à aucune protection. Celui de réaliser une tâche peu utile à la société ne le justifie pas davantage.