Par Agnès Granchet, Maître de conférences à l’Université Paris 2-Panthéon-Assas

Par un arrêt Sellami c. France du 17 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) juge que la condamnation pénale d’un journaliste, par les juridictions françaises, pour recel de violation du secret professionnel à la suite de la publication d’un portrait-robot couvert par le secret de l’enquête et de l’instruction, ne constitue pas une violation de l’article 10 de la Convention européenne relatif à la liberté d’expression.

Sur quels critères la CEDH fonde-t-elle son appréciation ?

Constatant que la condamnation du journaliste constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, la CEDH vérifie, conformément à sa méthode d’analyse en trois étapes, que cette ingérence était « prévue par la loi », justifiée par un « but légitime » et « nécessaire dans une société démocratique ».

Depuis l’arrêt Dupuis et autres du 7 juin 2007, la Cour admet que la condamnation d’un journaliste pour recel de violation du secret professionnel sur le fondement de l’article 321-1 du code pénal « répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention ». N’y font obstacle ni l’incrimination spécifique à la presse de l’article 38 de la loi du 29 juillet 1881, ni l’immunité prévue par son article 35 pour les besoins de la défense de la personne poursuivie en diffamation.

La légitimité du but poursuivi ne posait pas davantage de difficultés. Selon la Cour, « l’ingérence reposait sur la nécessité de protéger le secret dont doivent pouvoir bénéficier les informations relatives à la conduite d’une enquête pénale et, plus généralement, de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire », qui figurent parmi les « buts légitimes » énoncés au paragraphe 2 de l’article 10.

Quant à la « nécessité de l’ingérence dans une société démocratique », la CEDH rappelle les critères, établis dans l’arrêt Bédat c. Suisse du 29 mars 2016, qui doivent être utilisés pour procéder à la mise en balance du droit des journalistes d’informer le public et des intérêts publics et privés protégés par le secret de l’instruction. Il convient de prendre en compte « la manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses ; la teneur de l’article litigieux ; la contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général ; l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale ; l’atteinte à la vie privée du prévenu et la proportionnalité de la sanction prononcée ».

Quelle est la portée du contrôle opéré par la CEDH ?

L’application de ces critères amène la CEDH à procéder à un contrôle renforcé des devoirs et responsabilités des journalistes. Elle subordonne en effet leur liberté d’expression « à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable » ou de la déontologie journalistique.

L’illicéité des conditions d’obtention des informations n’est pas jugée déterminante dans l’appréciation de ce respect. En l’espèce, le requérant était l’auteur d’un article relatif aux investigations menées par la police pour retrouver l’auteur de viols en série, publié par le journal Le Parisien avec le portrait-robot d’un homme présenté comme étant le suspect recherché par les enquêteurs. Même si l’auteur de la violation du secret de l’instruction n’avait pas été identifié, la Cour européenne ne remet pas en cause la constitution du délit de recel, admise par la Cour de cassation dans un arrêt du 9 juin 2015, dès lors qu’aucune atteinte n’avait été portée à la protection des sources.

L’examen de « la teneur de l’article litigieux » révèle, en revanche, deux manquements à la déontologie journalistique : « l’approche sensationnaliste retenue pour la présentation du portrait-robot » et l’inexactitude de l’information diffusée, ce portrait-robot ne correspondant plus, à la date de sa publication, à l’identité de la personne recherchée.

L’article litigieux, relatif à une enquête criminelle en cours, traitait d’un sujet d’intérêt général. Mais, au vu de l’approche sensationnaliste révélée par les choix éditoriaux et du défaut de vérification de la fiabilité de l’information diffusée, la Cour considère que la publication du portrait-robot, dont la présentation « visait avant tout à satisfaire la curiosité du public », n’était pas justifiée par « l’intérêt d’informer le public ».

Quant à « l’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale », la publication, « dans la phase la plus délicate de l’identification et de l’interpellation du suspect », d’un portrait-robot inexact a, pour la Cour, entravé le déroulement de l’enquête. Outre ses conséquences psychologiques sur les victimes, cette publication avait, en induisant les lecteurs en erreur, obligé les autorités à diffuser un appel à témoins.

La CEDH en conclut que « le recours à la voie pénale » et « la peine infligée au requérant », modérée en appel, ne constituent pas « une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression ».

La décision de la CEDH traduit-elle un recul de la liberté d’information sur les procédures pénales en cours ?

Conformément à une longue tradition jurisprudentielle favorable à la liberté d’information sur la justice, l’arrêt Sellami rappelle « l’importance du rôle des médias dans le domaine de la justice pénale » qui s’inscrit dans « leur mission de « chiens de garde » de la démocratie ». Comme dans l’affaire Morice, la CEDH souligne que « des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire », y compris sur une procédure en cours, « relèvent d’un sujet d’intérêt général » qui appelle « un niveau élevé de protection de la liberté d’expression ».

En l’espèce, la liberté d’information sur une enquête criminelle d’intérêt général est neutralisée par les manquements constatés à la déontologie journalistique. Dans l’affaire Dupuis, la Cour européenne s’était opposée à la sanction des journalistes pour recel de violation du secret de l’instruction car ils avaient « agi dans le respect des règles de la profession journalistique ». Elle estime ici que la condamnation du journaliste pour le même délit n’aura aucun « effet dissuasif », ni sur l’exercice de sa liberté d’expression, ni sur celui « de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours ».

La décision Sellami marque pourtant, dans la ligne de l’arrêt Bédat, une évolution de la jurisprudence européenne en matière de recel de violation de secret. La Cour tend à renforcer la protection du secret de l’instruction et, au-delà, à assurer un meilleur équilibre entre la liberté d’information et les secrets protégés par la loi.

En validant la condamnation du journaliste qui publie une pièce de procédure couverte par le secret, « sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur l’information judiciaire en cours au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes que comporte l’exercice de la liberté d’expression », la CEDH se fait juge de la déontologie journalistique, à la place des instances, telles le Conseil de déontologie journalistique et de médiation, mises en place par la profession elle-même.