Par Vincent TCHEN, Professeur de droit public à l’Université de Rouen
L’association de défense des détenus « Robin des Lois » avait saisi le 9 mars 2023 le tribunal judiciaire de Créteil pour autoriser le lanceur d’alerte Julian Assange à déposer une demande d’asile depuis la Grande-Bretagne où il est détenu depuis 2019, dans l’attente de son extradition vers les États-Unis. Rejetée le 5 septembre dernier, la requête de l’association soulève plusieurs questions de fond et de procédure. Au-delà, elle interroge sur le statut des victimes de persécutions qui ne séjournent pas dans le pays où elles souhaitent déposer une demande d’asile.

Pourquoi l’association a-t-elle engagé une action devant le juge judiciaire et non devant le tribunal administratif ?

L’action de l’association est incongrue et inédite. Le tribunal judiciaire de Créteil a été retenu pour une raison géographique : le siège de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides est situé dans son ressort. Sur un plan procédural, on peut s’étonner de l’attitude du préfet du Val-de-Marne qui n’a de toute évidence pas demandé au tribunal judiciaire de se dessaisir. Ce dernier a donc pu se prononcer sur le fond le 5 septembre et juger (à bon droit) que « la circonstance de (la) privation de liberté ne permet pas de faire exception à la règle » du droit français qui exige « la présence de l’individu requérant sur le territoire national ou de l’Union européenne » pour déposer une demande d’asile en France.

Sur le fond, le choix d’engager une action devant un tribunal judiciaire surprend à double titre, même si l’on pense pouvoir expliquer ce choix par la volonté d’alerter l’opinion publique et les médias. L’association « Robin des Lois », dont l’intérêt à agir pouvait être questionné, œuvre depuis plusieurs années pour la libération de Julian Assange et la défense de ses droits. Elle a constitué à cette fin un comité international de juristes dont était membre l’actuel ministre de la Justice avant sa nomination. En novembre 2019, M. Dupond-Moretti avait ainsi rencontré le fondateur de Wikileaks dans sa prison à Londres et milité pour son accueil en France (où séjournent l’un de ses enfants et sa femme de nationalité française) au nom de la liberté de la presse.

On est tout d’abord surpris que le tribunal ait accepté de statuer sur une demande relative à l’exercice d’une compétence administrative confiée par la loi à un établissement public, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. L’assignation en référé visait indirectement cet établissement pour contraindre l’État français à « mettre en place toutes les mesures nécessaires pour permettre à Julian Assange d’enregistrer sa demande d’asile depuis le Royaume-Uni ». Le jugement, qui nous paraît méconnaître les prescriptions de l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 qui interdit aux juges judiciaires de « troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs », n’a pas été frappé d’appel. On n’en saura donc guère plus sur ces « mesures nécessaires ».

On peut par ailleurs s’interroger sur l’efficacité de la démarche, même si l’on a bien compris qu’elle poursuivait un objectif médiatique. Il était demandé au tribunal de reconnaître à Julian Assange le droit de déposer une demande d’asile en France et, en toute logique, d’y résider. À quoi sert en effet d’être admis au statut de réfugié si M. Assange reste emprisonné au Royaume-Uni dans l’attente d’une extradition ? Sous cet angle, l’action de l’association revenait à ordonner au ministre de tutelle de contraindre l’Office français de protection des réfugiés et apatrides à enregistrer la demande d’asile au mépris de la loi qui reconnaît à l’Office la personnalité civile et « l’autonomie financière et administrative ».

Une autre impasse, encore plus improbable, doit être pointée. Dans l’hypothèse où le statut de réfugié serait accordé à M. Assange (sous des réserves tenant à l’absence de contrepartie financière directe et à la bonne foi des informations, la Cour nationale du droit d’asile a admis le 7 décembre 2022 le principe d’une protection au bénéfice des lanceurs d’alerte dans l’affaire n° 21019971), devrait-il être enjoint aux autorités judiciaires britanniques de libérer l’intéressé pour lui permettre de rejoindre la France et jouir de la protection qui lui a été reconnue ?

Pourquoi l’accès au guichet de l’asile est-il réservé aux demandeurs qui résident en France ?

La requête de l’association portait sur cette question. L’obligation de résidence en France suit une logique de bon sens : protéger le demandeur d’asile de toute pression des autorités du pays d’origine. On inclinera toutefois à penser que la loi est d’abord animée par une logique administrative (la reconnaissance d’une protection présuppose un examen attentif de la situation individuelle et, partant, des échanges avec le candidat à l’asile) et policière. Sur ce dernier aspect, la loi permet d’identifier les réfugiés, de les localiser dans l’espace, de connaître leur passé pour prévenir une menace à l’ordre public et d’écarter une demande dilatoire ou ne relevant pas de la France.

Les fondements de cette obligation de résidence ne sont pas à chercher dans la convention de Genève de 1951. Certes, son article 1er, A, 2° réserve l’asile à la victime de persécution qui « se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ». M. Assange, ressortissant australien visé par un risque de persécution aux États-Unis pour avoir exercé sa liberté d’opinion, remplit cette condition. Pour le reste, la convention passe sous silence les modalités d’accueil des réfugiés, n’imposant qu’une obligation de non-refoulement aux frontières à son article 33. Sur ce point, elle n’apporte aucune solution aux personnes qui, à l’instar de Julian Assange, sont détenus ou malades, ne disposent pas d’un visa d’entrée ou n’ont tout simplement pas les moyens financiers ou matériels pour rejoindre un pays d’accueil.

La loi française est-elle contraire à la convention de Genève de 1951 et au 4ème alinéa du préambule de la Constitution française comme le soutient l’association « Robin des Lois » ?

Si la loi française contrevient à la Constitution, pourquoi donc ne pas avoir soulevé une question prioritaire de constitutionnalité ? Au-delà de cet élément de procédure, la convention de Genève et la Constitution française induisent avant toute chose des obligations « négatives » (au premier rang desquelles celle de ne pas exposer un réfugié à un risque de persécution par une mesure d’éloignement ou de refoulement) et ne garantissent pas un droit d’accès inconditionnel au guichet de l’asile. Si l’on considère l’état du droit existant, il est donc possible d’exclure de ce guichet le demandeur d’asile qui réside dans son pays d’origine (la convention de Genève le prévoit formellement) ou dans un pays tiers. Cette dernière obligation, dénoncée par l’association, est prévue par l’article L. 521-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d’asile qui réserve l’accès au guichet de l’asile à l’« étranger présent sur le territoire français ». Ce faisant, la loi n’apporte aucune justification à cette obligation d’un autre temps, si l’on veut bien admettre que des auditions par visioconférence ou des échanges contradictoires peuvent être organisés à partir d’un pays tiers. Le Parlement n’en a jamais débattu le bien-fondé mais l’on doute que cette contrainte soit un jour réévaluée : si tel était le cas, l’Office devrait instruire toute demande d’asile présentée par voie postale, électronique ou diplomatique. L’explication de l’obligation de résidence est là.

Les États signataires de la convention de Genève de 1951 ne sont tenus à aucune obligation lorsque la victime de persécution ne réside pas sur leur territoire ?

Même si la réponse mériterait d’être nuancée (notamment lorsque les forces armées d’un État détournent un navire en haute-mer pour lui interdire d’atteindre son territoire ou lui refusent toute assistance), la convention de Genève occulte en effet l’épineuse question de l’accès des demandeurs d’asile au territoire des États signataires. Ce point forme une zone d’ombre majeure du droit de l’asile soigneusement entretenue par les États en 1951 et jamais remise en cause par la suite, y compris par le droit de l’Union européenne. En se concentrant sur les seuls candidats à l’asile qui séjournent sur le territoire ou se présentent à ses frontières extérieures, le droit français n’apporte non plus aucune garantie concrète aux personnes qui sollicitent le statut de réfugié à partir d’un pays tiers. Plus encore, le demandeur ne doit pas seulement séjourner en France. Il doit également s’enregistrer au préalable en préfecture dans les trois jours suivant la présentation de sa demande d’asile avant de saisir l’Office français de protection des réfugiés et apatrides.

Si l’on applique froidement cette procédure à la situation de M. Assange, on comprend que l’association ait préféré s’en remettre à une injonction simple et radicale : imposer à l’Office d’examiner la demande d’asile.

Les demandeurs d’asile qui ne résident pas en France peuvent-ils surmonter cette situation par des moyens légaux ?

Ces leviers d’action ne sont à rechercher ni dans la convention de Genève, ni dans le droit de l’Union européenne. En organisant la procédure d’examen des demandes de protection, la directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 confirme certes à son article 21 que « les États membres respectent le principe de non-refoulement ». Pour le reste, elle ne prévoit aucune obligation d’admission au séjour sur la seule base d’un risque de persécution avéré ou hautement potentiel. La loi française traduit à sa manière la latitude d’action des autorités qui se déduit de ces dispositions.

Le tribunal administratif de Nantes avait esquissé en 2014 une réponse en enjoignant au ministre de l’Intérieur de délivrer dans les cinq jours un visa à un ressortissant syrien qui faisait « précisément état des risques auxquels ils sont personnellement exposés » et souhaitait déposer une demande d’asile en France (TA Nantes, 16 sept. 2014, n° 1407765). Transposable à la situation de M. Assange, cette solution heurtait une jurisprudence établie qui veut que le refus de délivrance d’un visa ne révèle pas une situation d’urgence. Le Conseil d’État a annulé pour cette raison le jugement au motif que si le « droit constitutionnel d’asile » a pour corollaire le droit de solliciter en France la qualité de réfugié, les garanties attachées à ce droit « reconnu aux étrangers se trouvant sur le territoire de la République » n’emportent pas un droit au visa pour déposer une demande d’asile (CE, réf., 9 juill. 2015, n° 391392). Il a tout au plus été concédé que l’administration consulaire pouvait accorder une « mesure de faveur » et délivrer un visa. Saisie d’un refus des autorités consulaires belges au Liban d’accorder un visa à des ressortissants syriens souhaitant solliciter l’asile en Belgique, la Cour de justice de l’Union européenne a également décliné l’existence d’un droit au visa pour ne pas permettre à des candidats à l’asile de choisir l’État de protection (CJUE, Gde ch., 7 mars 2017, aff. C-638/16, PPU, X. c/ Belgique).

Le seul levier d’action efficace (que M. Assange ne peut pas mobiliser) a été reconnu aux victimes de persécutions imputables à une collaboration avec les autorités françaises. Le principe en a été admis au bénéfice de certains auxiliaires de l’armée française en Afghanistan au titre de la protection fonctionnelle accordée à tout agent public (CE, réf., 16 oct. 2017, n° 408344). Certes, ni le droit d’asile ni les articles 2 et 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne garantissent un droit à l’obtention d’un visa. Il en est autrement lorsque ces auxiliaires sont exposés à un risque pour leur vie ou à des traitements inhumains ou dégradants qui se rattachent à des fonctions publiques. Pour prévenir un tel risque, il avait été enjoint à la ministre des Armées d’assurer la sécurité immédiate des requérants et, notamment, de financer un logement dans un quartier sécurisé de Kaboul qui n’a pas résisté à l’arrivée au pouvoir des Talibans en août 2021.

On le constate, les moyens légaux pour admettre un candidat à l’asile qui ne réside pas en France sont réduits. Une dernière voie, tout à fait à improbable, nous paraît sans issue. Elle a pourtant été portée par une députée, Mme Marine Le Pen, qui, dans le cadre de l’article 34-1 de la Constitution « invite le Gouvernement à entamer un dialogue diplomatique avec les autorités britanniques en vue d’un transfert de Julian Assange sur le territoire de la République Française » et « à accorder l’asile politique à Julian Assange ». Cette étonnante invitation figure dans la proposition de résolution n° 1513 déposée le 7 juillet 2023 à l’Assemblée nationale. Elle sera débattue le 12 octobre 2023. On doute toutefois de ses suites car, faut-il le rappeler, le gouvernement n’accorde pas l’asile politique. Tout au plus, peut-il concéder un asile territorial sélectif et précaire en délivrant un titre de séjour à M. Assange. Mais il faudrait alors que le « dialogue diplomatique » soit en mesure de mettre fin à la procédure judiciaire d’extradition qui est parvenue à son terme le 6 juin 2023. Sur un plan procédural, la recevabilité de la proposition de résolution mériterait quoi qu’il en soit d’être débattue. La proposition mentionne en effet des injonctions à l’égard du gouvernement, au mépris des dispositions de l’article 34-1 de la Constitution