Par Franck Petit – Professeur à Aix-Marseille Université
Le 19 avril 2022, le tribunal correctionnel de Paris a reconnu l’existence d’un travail dissimulé chez Deliveroo pour la période 2015-2017 à l’égard d’une centaine de livreurs sollicités initialement comme travailleurs indépendants. Si cette décision, revêtue de l’autorité de la chose jugée, n’est opposable qu’à l’employeur poursuivi, elle constitue tout de même un symbole fort à l’égard de tous les acteurs économiques du secteur des mises en relation numériques dans le transport, en les invitant à préserver la liberté des micro-entrepreneurs travaillant pour leur service dans l’exécution de leurs prestations et dans le choix de leurs périodes d’intervention.

Cette condamnation pénale de Deliveroo et de certains de ses (ex) dirigeants est elle inédite ?  

Cette décision requalifie la relation de travail de ces livreurs en relation salariée mais va plus loin, en condamnant pour la première fois la plateforme de mise en relation elle-même ainsi que certains de ses dirigeants pour travail dissimulé.  Les conflits entre plateformes de réservation et livreurs sont loin d’être apaisés, malgré l’approche du scrutin électronique concernant les 100 000 travailleurs de ce secteur, qui permettra de mesurer la représentativité de leurs groupements professionnels, en vue notamment de composer le conseil d’administration de l’ARPE (nouvelle autorité nationale chargée de réguler leurs relations de travail). Cette condamnation pénale ne peut être prise à la légère. On remarquera d’ailleurs qu’elle concerne autant les managers et anciens managers (condamnés à des amendes et à des peines de prison avec sursis) que la personne morale elle-même, en se traduisant également par des dommages-intérêts importants octroyés aux syndicats (50 000 euros pour chacun) qui sont intervenus pour défendre l’intérêt collectif de la profession. Les plaignants ont aussi reçu chacun des dommages-intérêts de 1000 à 4000 euros.

Jusqu’à maintenant, le contentieux s’était plutôt développé devant le juge civil. Les requalifications en contrat de travail, qui concernaient un petit nombre de travailleurs (affaire Uber ), parfois à la suite de la liquidation de la société (affaire Take eat Easy :),  étaient loin d’être systématiques. Du côté des cours d’appels, tant administratives (par exemple, Cour administrative d’appel de Lyon, 7ème ch. 10 septembre 2020) que civiles (par exemple, Cour d’appel de Paris, 8 octobre 2020), on pouvait même observer une réticence à prononcer la requalification en contrat de travail.

Avec cette décision pénale, un pas a été franchi pour montrer l’existence d’irrégularités systémiques affectant un grand nombre de travailleurs (plus d’une centaine). Mais il faut naturellement tempérer sa portée, car cette décision ne concerne qu’une société donnée pendant une période déterminée. Depuis lors, un grand nombre de plateformes de réservation, y compris Deliveroo, ont aménagé leurs contrats pour octroyer une plus grande liberté aux livreurs et aux chauffeurs dans l’exécution de leurs prestations et le choix de leurs périodes d’intervention.

Comment le tribunal correctionnel  justifie-t-il cette condamnation pour travail dissimulé ?

Le tribunal correctionnel de Paris  a considéré qu’il y avait lieu de prononcer la requalification des relations de travail en contrat de travail en raison du contrôle étroit qui était exercé sur l’exécution de la prestation (des directives étaient données sur le contenu de la prestation et sur la manière de se présenter) et de la formulation de « remontrances » (remarques écrites en vue de corriger le comportement des livreurs). En principe, un prestataire indépendant est libre dans la réalisation de sa prestation, tant du point de vue de la façon de l’exécuter que du choix de ses horaires de travail. Dans l’affaire présente, le donneur d’ordre, devenu employeur, s’était montré intrusif en guidant d’un bout à l’autre l’exécution de la prestation. Le juge en a conclu qu’il existait un lien de subordination avec les livreurs, et donc que ce travail avait été dissimulé en sous-traitance.

Selon vous, les plateformes de réservations pourront elles continuer à recourir à des livreurs et chauffeurs prestataires de service ?

Cette condamnation ne remet pas en cause la légalité du procédé consistant pour une plateforme de réservation à passer des contrats de prestation de service avec des livreurs et des chauffeurs. Revêtant l’autorité relative de la chose jugée, cette décision ne concerne qu’un acteur de ce secteur économique. Elle aura pour conséquence de reconsidérer la situation de travail des plaignants, en justifiant de paiement d’arriérés de cotisations sur la période considérée.

Néanmoins, on remarquera que le tribunal a prononcé, conformément aux réquisitions du procureur, le montant maximal de l’amende pénale (375 000 euros) à l’égard de la personne morale, en assortissant cette condamnation d’une publication pendant un mois sur le site internet de Deliveroo. Le message, qui reste fort, invite la société à modifier ses rapports avec les livreurs.

Au-delà de la situation de Deliveroo, c’est l’ensemble de la profession qui est invitée implicitement, dans le cadre de la « responsabilité sociale » des plateformes à l’égard des livreurs et chauffeurs (Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016), à ne pas se servir du travail indépendant pour  cacher l’existence d’une relation de travail salarié. Car, en se comportant comme un employeur, une plateforme prive les travailleurs de leurs droits (protection sociale, respect du code du travail, salaire minimum, horaires de travail) et se rend coupable d’une fraude consistant à employer à moindres frais des livreurs