Par Christian Vallar – Professeur de droit public à l’Université Côte d’Azur-Doyen honoraire-Avocat au Barreau de Nice

L’adoption par le conseil municipal de la ville de Grenoble le 16 mai dernier d’un nouveau règlement intérieur des piscines municipales, dont l’article 10 autorise le port du maillot de bain intégral ou burkini (pantalon ajusté et tunique s ’arrêtant à mi -cuisse) entraine un recours en déféré-suspension du préfet, auquel le tribunal administratif de Grenoble puis le Conseil d’Etat le 21 juin 2022 donnent satisfaction pour atteinte grave au principe de neutralité des services publics.

En quoi le règlement intérieur des piscines municipales portait-il atteinte à la neutralité du service public ?

Le raisonnement du Tribunal administratif de Grenoble est repris en le développant par la Haute Assemblée. Il est tout d’abord rappelé par le tribunal que « si les usagers du service public peuvent exprimer librement … leur appartenance religieuse, les dispositions de l’article 1° de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir des règles communes organisant et assurant le bon fonctionnement du service public ». Ledit article 1° proclame que la France est une République laïque.

Il ajoute « qu’en dérogeant à la règle générale de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette rège dans un but religieux… les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte aux principes de neutralité du service public ».

C’est donc l’atteinte portée à la laïcité qui est constitutive de la violation de la neutralité du service public. Cela renvoie implicitement à la décision du Conseil constitutionnel du 19 décembre 2004 aux termes de laquelle il avait été énoncé que le droit de chacun, individuellement ou collectivement, de manifester par ses pratiques sa conviction religieuse en public, se trouve sujet aux restrictions tenant notamment à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé et de la morale publics, ainsi qu’à la protection des droits et libertés d’autrui. Le Conseil constitutionnel avait ajouté que l’article 1er de la Constitution aux termes duquel « la France est une République laïque » interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers.

Le Conseil d’Etat énonce les articles constitutionnels et législatifs établissant la laïcité (article 10 de la Déclaration des droits de 1789 qui dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », article 1 de la Constitution et articles 1 et 2 de la loi du 9 décembre 1905) avant d’enchaîner sur la nécessité pour un gestionnaire de service public  de veiller à sa neutralité et notamment à l’égalité de traitement des usagers.

Certes les principes de laïcité et de neutralité du service public ne s’opposent pas à la prise en compte des convictions religieuses. A propos de la légalité de la décision de la commune de Châlons-sur-Saône de supprimer les menus de substitution pour tenir compte des interdits alimentaires religieux, le Conseil d’Etat a ainsi décidé qu’il n’existait aucune obligation pour les collectivités territoriales gestionnaires d’un service public de restauration scolaire de distribuer aux élèves ces repas différenciés puisque le principe constitutionnel de laïcité interdit de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. En revanche, le Conseil d’Etat a ajouté que ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d’égalité des usagers devant le service public n’interdisait aux collectivités de proposer des menus de substitution.

En revanche, le gestionnaire du service ne peut procéder à des adaptations nuisibles à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service, pouvant se traduire par une rupture de l’égalité de traitement des usagers méconnaissant ainsi l’obligation de neutralité.

En l’espèce et pour le Conseil d’Etat, en autorisant le burkini la commune de Grenoble satisfait une catégorie d’usagers pour un motif religieux sans réelle justification de la différence de traitement, ce qui est de nature à affecter le respect par les autres usagers du droit commun, le bon fonctionnement du service et l’égalité de traitement. L’ordonnance du Tribunal administratif de Grenoble est confirmée. L’enchainement du raisonnement part de la laïcité, passe par l’égalité et s’achève par la neutralité.

A votre sens, la procédure de déféré-laïcité s’est-elle révélée efficace ?

La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République est un marqueur fort de la volonté de l’Etat de réaffirmer le caractère primordial des principes structurants l’universalisme républicain, à une période où leurs remises en cause par l’islamisme reviennent régulièrement les contester.

L’article 5 du texte instaure une nouvelle possibilité de déféré-suspension à la disposition du préfet. Celui-ci peut demander au juge administratif qu’un acte qui lui est déféré et qui est de nature à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics soit suspendu, le président du tribunal administratif se prononçant dans les 48 heures.

En l’espèce, la procédure devant le Conseil d’Etat permet la mise en œuvre pour la première fois du nouveau déféré-laïcité dont l’instruction du gouvernement datée du 31 décembre 2021 et publiée le 14 janvier 2022 indique la liste des domaines concernés : marchés et délégations de service public ; subvention aux associations (exemple de la Ligue de l’enseignement en Ile de France) et même les actes non transmis.

L’intérêt pratique indéniable réside dans le bref délai du rendu de l‘ordonnance (48 heures). En outre l’instruction donne des exemples d’actes méconnaissant les principes de laïcité et de neutralité (menu confessionnel, subvention à une association cultuelle).

De plus pour tous les actes concernant l’urbanisme, les marchés et les délégations de service public, la suspension préfectorale est exécutoire immédiatement, le juge disposant d’un mois pour statuer. Evidemment le dispositif est fort complexe, d’où le rôle clé du juge.

Pourquoi ce rappel à la neutralité du service public est-il à votre sens utile ?

Cet épisode grenoblois n’est pas innocent. Le mouvement Alliance citoyenne, syndicat citoyen grenoblois avait déjà pu apparaitre comme porteur de la démarche communautariste et militant pour l’adoption du burkini en piscine. Le tribunal administratif de Grenoble avait ainsi statué le 16 mai 2022 à propos de la demande faite par Alliance citoyenne de suspendre la décision de refus de l’Office du tourisme de Grenoble de lui louer une salle pour que les membres de l’association se réunissent et suivent les débats relatifs à la modification du règlement des piscines municipales de Grenoble.

Tout comme en 1989 avec le début de la longue lutte politico juridique autour du port du voile dans les établissements scolaires dans laquelle les Frères musulmans s’étaient impliqués, et qui a fini par un refus avec la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes et de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, le burkini peut apparaitre comme le symbole d’un islamisme affirmé. C’est bien pour cela que le ministre de l’intérieur a donné ordre au préfet de l’Isère d’exercer le déféré-laïcité.

En 2016 déjà, a été posée la question de l’attitude du Conseil d’Etat à propos du burkini sur les plages. Par ordonnance du 26 août 2016, il a suspendu l’article de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet interdisant l’accès à la baignade « à toute personne ne disposant pas d’une tenue correcte , respectueuse des bonnes meurs et du principe de laïcité », aux motifs qu’aucun élément ne lui permettait de retenir des risques de trouble à l’ordre public résultant de la tenue adoptée en vue de la baignade (en l’espèce le burkini).

Il sera probablement difficile pour le Conseil d’Etat d’opérer un revirement, car la laïcité ne s’applique pas sur les plages, qui ne constituent pas un service public. Les piscines municipales en revanche sont bien des services publics, et à ce titre doivent respecter la laïcité, l’égalité des usagers et la neutralité. Ce qui ne semble a priori que de simples détails vestimentaires peut en réalité participer des moyens utilisés pour faire reculer la République. La réponse apportée ici est de ce point de vue satisfaisante.

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