Par Jacques Buhart, avocat associé, McDermott Will & Emery

La liberté de circulation des personnes au sein de l’espace Schengen constitue un des piliers de la construction européenne. Avec l’arrivée du Covid-19, plusieurs États membres ont déjà pris unilatéralement des mesures visant à limiter la libre circulation et organisent aujourd’hui individuellement le déconfinement de leur population, et leurs déplacements à venir au sein de l’espace Schengen. Dans ce cadre, nous nous interrogeons sur la possibilité pour les États de restreindre légitimement cette libre circulation au sein de l’espace Schengen et dans quelles conditions.

Qu’est-ce que le principe de la liberté de circulation des personnes dans l’espace Schengen ?

L’espace Schengen est un espace de libre circulation des personnes entré en vigueur en mars 1995. Aujourd’hui, cet espace comprend 26 États participants (22 États membres de l’UE ainsi que la Suisse, le Lichtenstein, l’Islande et la Norvège) et permet aux personnes de franchir sans contrôle les frontières intérieures. La mise en œuvre pratique de la libre circulation des personnes est codifiée par le Règlement 2016/399 (le « Code Frontières Schengen ») et par la Directive 2004/38.

Existe-t-il des exceptions à ce principe ?

Le Code Frontières Schengen autorise les États membres à réintroduire temporairement les contrôles aux frontières intérieures « en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure ». Notons que les raisons de santé publique ne semblent pas avoir été anticipées par le législateur européen, mais elles pourraient être couvertes sous l’égide de l’ordre public ou de sécurité intérieure [1] en tout cas s’agissant de limiter la liberté de circulation d’un citoyen européen à titre individuel (article 27 de la Directive 2004/38).

Il n’y a à ce jour aucune jurisprudence sur un rétablissement par un État du contrôle aux frontières intra-Schengen en cas de menace pour la santé publique. Il y a néanmoins un certain nombre d’affaires devant la Cour de Justice au sujet de mesures individuelles d’interdiction ou d’expulsion du territoire fondées sur des raisons de santé publique. Ainsi, dans l’affaire Emir Gül (131/85, Emir Gül v Regierungspräsident Düsseldorf, 7 mai 1986), la Cour de Justice avait-elle énoncé que « la faculté des États membres de limiter la libre circulation des personnes pour des motifs de santé publique n’a pas pour objet de mettre le secteur de la santé publique, en tant que secteur économique et du point de vue de l’accès à l’emploi, à l’abri de l’application des principes de la libre circulation, mais de pouvoir refuser l’accès ou le séjour sur leur territoire à des personnes dont l’accès ou le séjour sur ce territoire constituerait, en tant que tel, un danger pour la santé publique ». Force est de constater que les fondements juridiques d’une exception restent au mieux vagues.

Quels motifs pourraient-être invoqués par les États pour limiter la libre circulation ?

Rappelons que pour rétablir temporairement le contrôle aux frontières intérieures, l’État doit respecter les principes généraux de droit européen de proportionnalité et de non-discrimination. Par ailleurs, la décision doit faire l’objet d’une notification préalable à la Commission qui peut émettre un avis, mais n’a pas le pouvoir de s’y opposer. Ainsi, depuis la mi-mars 2020, 16 États, dont la France, ont notifié la Commission du rétablissement total ou partiel de leurs contrôles aux frontières intérieures sans avis de la Commission.

En parallèle, le 16 mars, la Commission a publié des lignes directrices à destination des États membres portant notamment sur la gestion des frontières intérieures dans le contexte du Covid-19. La Commission a reconnu que dans « une situation extrêmement critique, un État membre peut identifier la nécessité de réintroduire les contrôles aux frontières en réaction au risque présenté par une maladie contagieuse », tout en rappelant les principes de proportionnalité et de non-discrimination.

Notons que la Commission a néanmoins souligné que « la réalisation de vérifications portant sur la santé de toutes les personnes qui entrent sur le territoire des États membres n’exige pas l’introduction formelle de contrôles aux frontières intérieures » de l’espace Schengen. Par ailleurs, la Commission a rappelé qu’il ne s’agit pas de refuser l’entrée sur le territoire des citoyens européens, même « manifestement malades », mais de « prendre des mesures appropriées » (comme l’auto-isolement). Les mesures sanitaires ne peuvent être exigées par les États que s’ils « imposent les mêmes exigences à leurs propres ressortissants » conformément au principe de non-discrimination.

Certains États, comme la France, ont notifié le rétablissement temporairement du contrôle pour toutes leurs frontières intérieures sans discrimination, d’autres, comme l’Autriche, n’ont mis en place ces mesures que progressivement et seulement à l’égard de certains de leurs voisins (l’Autriche avait commencé par l’Italie).

Peut-on envisager une coordination des mesures au niveau européen ?

La nature de la pandémie et son développement inégal en fonction des régions favorisent des prises de décisions fragmentées au niveau national par chaque État membre. Inutile de souligner que dans les semaines à venir, le principe essentiel de la libre circulation des personnes risque d’être remis sérieusement en question, avec tous les inconvénients que cela crée pour, non seulement les frontaliers, mais également toutes les personnes qui circulent en Europe pour des raisons professionnelles, sans parler de ceux qui envisagent de partir en vacances dans un autre État. C’est justement en raison de l’absence de pouvoirs réels de la Commission en matière de santé qu’il appartient aux États membres de montrer une nouvelle solidarité en maintenant la libre circulation. Il ne convient pas de se contenter de réactions molles telles que celle de la Commission et du Conseil européen du 15 avril indiquant que l’absence de coordination entre États membres risquait de créer des « tensions politiques ». Il s’agit pour les États de se saisir de cette opportunité pour réaffirmer l’un des principes fondamentaux de l’Union.

 

[1] Voir par exemple CJUE, C-304/14, 13 septembre 2016, CS, paragraphes 38 et 39, indiquant que l’ordre public suppose une menace à « un intérêt fondamental de la société » et la sécurité publique couvre la « survie de la population ».

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]