Par Jean-Paul Markus – Professeur à l’Université Paris-Saclay – Rédacteur en Chef Les Surligneurs
La semaine dernière, la société Vert Marine, qui gère plusieurs dizaines de piscines en délégation de service public, a annoncé avoir pris la décision seule de fermer une trentaine de piscines. Raison invoquée ? Une facture énergétique multipliée par six. La société Vert Marine a ainsi expliqué avoir préféré fermer temporairement les piscines et mettre ses salariés au chômage partiel plutôt que de devoir augmenter les tarifs pour les usagers (ce qui est d’ailleurs impossible si le contrat prévoyait déjà) des tarifs fixés par la commune, comme c’est souvent le cas). Interrogé sur la méthode choisie, le patron de Vert Marine répond avoir préféré « Prendre une mesure d’urgence pour discuter ensuite ». Il n’en reste pas moins que juridiquement, cette méthode est largement contestable.
Vert Marine en tant que délégataire de service public avait-elle le droit de décider seule de fermer les piscines municipales ?
Clairement non, pour plusieurs raisons. D’abord, en raison du principe de continuité des services publics, qui a valeur constitutionnelle selon le Conseil Constitutionnel (C.C. n° 79-105 DC du 25 juil. 1979 à propos de la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail). Une entreprise ne saurait donc ainsi interrompre le fonctionnement du service public. Or les piscines municipales sont bien un service public, pour la formation des écoliers à la natation, pour l’organisation des compétitions nationales ou locales, l’apprentissage de certains métiers ou le sauvetage, ou encore, on l’oublie souvent, pour procurer un loisir peu onéreux à certaines couches de la population.
La seule exception est la force majeure : un événement extérieur, imprévisible et irrésistible, qui empêcherait l’exploitation d’une piscine, par exemple un défaut de sécurité constaté et nécessitant l’arrêt immédiat des installations. En, dehors de ce cas, le service public doit continuer, peu importe que le contrat de délégation ne le prévoit pas.
Quelles solutions le droit offrait- il à Vert Marine qui subissait une forte hausse de son cout d’exploitation des piscines ?
Rappelons d’abord que le contrat de délégation de service public en question est une concession, qui a pour effet de « transfér(er) un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix » (code de la commande publique, art. L. 1121-1). Le concessionnaire propose donc un montant pour sa rémunération tout au long du contrat, et tant pis pour lui s’il a mal calculé ses coûts ou si un aléa normal de la vie des affaires vient affecter ses bénéfices.
Toutefois, la jurisprudence, depuis très longtemps, prévoit une hypothèse à laquelle peut s’assimiler le cas de Vert Marine. C’est celle où l’économie contrat – c’est-à-dire son équilibre économique – est bouleversée par un événement. Dans une affaire dite “Gaz de Bordeaux” de 1916, l’entreprise qui était chargée d’assurer l’éclairage public, au gaz à l’époque, de la ville de Bordeaux, fut confrontée à une augmentation économiquement insupportable du prix du gaz. Rappelons que le gaz était alors essentiellement issu du charbon, extrait dans le nord de la France et en Alsace, en plein champ de bataille à partir de 1914.
Le Conseil d’État jugea dans cette affaire que le contrat fait loi entre les parties qui doivent s’acquitter de leurs obligations quoi qu’il arrive, ce qui implique pour le délégataire de continuer l’exécution du service public.
Toutefois, il peut survenir certaines circonstances répondant à trois critères. D’abord, elles doivent être imprévisibles au moment où le contrat de délégation est conclu, ce qui est assurément le cas de la guerre en Ukraine : les délégations de services publics sont des contrats de moyen ou long terme, conclus il y a parfois des années. Ces circonstances doivent ensuite être extérieures aux parties (la commune et l’entreprise), ce qui est aussi évident. Enfin, et surtout, ces événements doivent entraîner un bouleversement de l’économie du contrat au sens déjà indiqué. Le délégataire n’est pas pour autant autorisé à interrompre le service public de son propre chef, mais il a droit à une indemnité pour compenser en quasi-totalité le surcoût subi, et ce jusqu’au rétablissement d’une situation normale. Ce n’est que si le bouleversement du contrat s’inscrit dans la durée, qu’on parle de force majeure, ce qui peut, et seulement dans ce cas-là, permettre de résilier le contrat. Le droit à indemnisation en cas de réunion de ces trois conditions est ce qu’on a par la suite appelé la théorie de l’imprévision, qui est désormais inscrite dans le code de la commande publique (article L. 6).
C’est aux parties de décider s’il y a imprévision. A défaut d’entente, le juge tranchera. Dans le cas de Vert Marine, si la hausse des coûts de l’énergie est telle qu’elle n’est plus soutenable, il y a bien imprévision. Vert Marine devra avoir maintenu ouvertes les piscines, et la commune devra lui verser une compensation totale ou presque. Si cette hausse correspond à un aléa normal compte tenu des autres coûts d’une piscine, le délégataire non seulement doit continuer l’exploitation, mais il n’a droit à aucune indemnité.
A votre sens, le droit de la délégation de service public est-il à même de répondre aux difficultés conjoncturelles rencontrées par certains exploitants et quelles pourraient être les suites d’une telle fermeture ?
En cessant l’exécution de son contrat, Vert Marine s’expose à des sanctions contractuelles, et notamment la résiliation unilatérale du contrat par la commune concernée (comme le permet le code de la commande publique, article L. 6). Mais n’est-ce pas en réalité ce que souhaite l’entreprise, plutôt qu’attendre la résolution d’un litige dont elle ne verrait pas la fin si elle faisait faillite ? En cela, on peut en effet se demander si cet aspect du droit des délégations de services publics est pertinent.
De plus, l’imprévision a été très rarement reconnue depuis 1916, faute, selon le juge, de bouleversement de l’économie du contrat. Cette rareté n’aide pas à faire de cette théorie un élément de souplesse dans la relation contractuelle. Alors même que les hausses constatées du coût de l’énergie paraissent inédites et soutiennent la comparaison avec le choc pétrolier de 1973, attendre qu’un juge statue n’est jamais la bonne solution.
Sans qu’il y ait besoin de modifier les textes, le droit des contrats administratifs s’accommode, comme les contrats privés, d’avenants destinés à tenir compte des circonstances. Vert Marine a entendu pousser les communes à négocier en les mettant au pied du mur. Elle s’est mise dans l’illégalité, il n’empêche que la soutenabilité économique de ses contrats est bien questionnée.
Il faudra bien négocier la rémunération du délégataire, ou encore réduire les prestations exigées et donc la qualité du service public. Reste que tout n’est pas permis en matière d’avenants aux contrats de commande publique. Les parties ne sauraient en effet modifier les termes du contrat au point de le dénaturer, car il s’agirait d’un nouveau contrat, et il faudrait alors reprendre la procédure de passation afin de faire jouer la concurrence. Autre écueil enfin, la délégation de service public doit rester un contrat « aux risques » du délégataire, lequel est une entreprise commerciale. On ne saurait faciliter les avenants au point de créer une sorte de « couverture sociale » pour l’entreprise aux frais du contribuable. Non seulement il y aurait une forme d’aide économique prohibée, mais le risque de gabegie financière s’en trouverait accru.