Par Julien Boudon, professeur de droit public à l’Université de Reims, Doyen de la Faculté de droit et de science politique

La robustesse d’une démocratie et d’un État de droit s’évalue particulièrement dans des circonstances exceptionnelles. Elles permettent de « tester » la cohérence d’un système juridique, politique, économique et social. De ce point de vue, il est à peu près évident que la France n’était pas préparée à une crise sanitaire de l’ampleur de celle que nous connaissons. Pour faire face à l’épidémie de Coronavirus, quel était l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics ? L’exécutif a envisagé de recourir à l’article 16 de la Constitution : c’était une impasse car les deux conditions posées par cet article n’étaient pas satisfaites. Passe encore pour l’interruption des services publics constitutionnels (la deuxième condition) ; en revanche, il est évident que les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité du territoire ou le respect des engagements internationaux de la France (la première condition) n’étaient pas menacés. Dans le même sens, l’état de guerre (article 36 de la Constitution) et l’état d’urgence (loi du 3 avril 1955 utilisée récemment à la suite des attentats de 2015) ne convenaient pas, notamment l’état d’urgence parce que les mesures qu’il autorise ne sont pas adéquates à une crise sanitaire (des perquisitions administratives n’ont rien d’utile ici). Il a donc fallu « bricoler » parce que notre droit n’offrait pas les ressources requises. L’ensemble des textes pris par les pouvoirs publics dans les quinze derniers jours le prouve à l’envi et on voudrait établir ici une liste non exhaustive des difficultés rencontrées et des approximations commises.

Un décret illégal

Le Premier ministre pouvait agir sur le fondement de son pouvoir général de police, tandis que le ministre de la Santé pouvait se prévaloir de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique. Le problème est que le pouvoir de police requis en l’espèce n’était pas général, mais spécial – et nous avons donc assisté les 13, 14 et 15 mars à une série d’arrêtés du ministre de la Santé, le Premier ministre se contentant de mettre en œuvre immédiatement par décret les arrêtés du ministre de la Santé. Autrement dit, les textes importants étaient pris par un ministre et non par le premier d’entre eux (ou par le Président de la République). La situation était tellement absurde que le Premier ministre a fini par prendre un décret le 16 mars de confinement et c’est là où le bât blesse : ce décret n’a aucune base légale. C’est précisément celle-ci qui a été établie par la loi du 23 mars.

Une loi organique inconstitutionnelle

En même temps que le Parlement discutait de ce projet de loi ordinaire, il examinait un projet de loi organique suspendant les délais de trois mois impartis au Conseil d’État et à la Cour de cassation, ainsi qu’au Conseil constitutionnel, pour le traitement des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Comme l’ont relevé les rapporteurs du Sénat et de l’Assemblée nationale, l’essentiel était de suspendre les délais devant le Conseil d’État et la Cour de cassation au moment où les juridictions étaient mises en veille : en effet, au bout de trois mois, les Hautes juridictions doivent transmettre automatiquement les QPC sur lesquelles elles n’auraient pas statué (par contre, le délai est dit « indicatif » pour ce qui concerne le Conseil constitutionnel : aucune conséquence contentieuse n’est à redouter si les trois mois sont dépassés et, à cet égard, on remarquera que, avant même l’adoption de la loi organique, le Conseil avait – pour la première fois en dix ans – excédé ce délai pour deux QPC transmises par le Conseil d’État le 19 décembre 2019).

Le projet de loi organique a été adopté par les deux Chambres et déféré au Conseil constitutionnel le 23 mars dans le cadre du contrôle de constitutionnalité obligatoire de l’article 61, alinéa 1er de la Constitution. Le hic est que cette loi est contraire à la Constitution au regard de la procédure d’adoption : l’article 46, alinéa 2 de la Constitution dispose en effet qu’un délai de quinze jours doit séparer l’examen d’un texte organique devant chacune des deux assemblées. Ce délai n’a pas été respecté ; la Constitution a été violée, mais ce n’est pas grave aux yeux du Conseil constitutionnel : dans sa décision n° 2020-799 DC du 26 mars, il nous apprend que les « circonstances particulières de l’espèce » interdisent de conclure à une inconstitutionnalité pourtant flagrante.

Une loi ordinaire hérétique

La loi ordinaire comprend trois chapitres. On s’intéressera à deux d’entre eux, celui qui concerne l’état d’urgence sanitaire et celui qui touche aux élections municipales. S’agissant des dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire, on constate que le dispositif est très largement inspiré de la loi du 3 avril 1955 : il est voué uniquement à des crises sanitaires, il donne de la latitude au pouvoir réglementaire sous la surveillance du Parlement, les mesures sont adaptées à la situation (atteintes aux libertés individuelles telles que la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre, etc.).

Le chapitre consacré aux élections municipales retiendra davantage l’attention. Les résultats du premier tour sont conservés et le deuxième tour, lorsqu’il est nécessaire, sera organisé en juin 2020, sauf nouveau report, auquel cas deux tours sont prévus. On fera trois observations.

En premier lieu, il est clair que l’organisation du premier tour a été une erreur : quelles que soient les justifications apportées par l’exécutif, LREM ou l’ensemble de la classe politique, sur le mode de « l’exercice démocratique », le maintien du premier tour a suscité l’incompréhension des Français. Un taux de participation de 44 % le prouve suffisamment (36 % dans les grandes villes !). Il sera temps, dans quelques mois, d’établir les responsabilités des uns et des autres : l’opposition refusait de reporter les élections, l’exécutif n’a pas eu le courage nécessaire pour passer outre. Il reste que les électeurs n’ont pas compris pourquoi les mesures draconiennes se multipliaient, y compris la veille du scrutin, tandis qu’on conservait le premier tour des élections municipales.

En second lieu, la situation sanitaire s’étant sensiblement dégradée, l’exécutif a été contraint de repousser le second tour programmé le 22 mars, mais il a décidé de conserver les résultats du premier tour. On ne sous-estime pas ici l’importance de la continuité de la vie publique et municipale : 30 000 communes ont renouvelé leur conseil sur les 35 000 existantes. Il reste que le scrutin est entaché d’un défaut de légitimité patent : quelle valeur accorder, et pour six ans, à une élection qui a rassemblé moins de la moitié des électeurs ?

En troisième lieu, la loi du 23 mars reporte le second tour au mois de juin dans le meilleur des cas : les deux tours, à intervalles rapprochés forment pourtant un tout indissociable. Non seulement, selon l’adage bien connu, « au premier tour on choisit, au second tour on élimine », mais surtout des négociations rapides ont lieu entre les deux tours. Une élection de ce type s’inscrit dans une dynamique et dans une temporalité réduites : décider que plusieurs mois sépareront le premier du deuxième tour met en cause la sincérité et la loyauté du scrutin. Soyons cependant rassurés : eu égard à la crise que nous traversons, même s’il était saisi via une QPC, le Conseil constitutionnel ne trouverait rien à redire et ne censurerait pas la loi qui lui serait déférée. Nous en revenons au péché originel : pourquoi s’offrir le luxe d’une « mascarade » non seulement inutile, mais incompréhensible aux yeux du plus grand nombre ?

 

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]S’abonner à la newsletter du Club des juristes[/vcex_button]