Réflexions sur le collectif des citoyens tirés au sort sur la vaccination

Par François Saint-Bonnet, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas

L’acte de naissance du collectif des trente-cinq citoyens tirés au sort sur la vaccination est une lettre du Premier ministre adressée au président du Conseil économique, social et environnemental (CESE) datée du 9 décembre 2020. Jean Castex y demande à Patrick Bernasconi de constituer ce groupe — ce qui fut chose faite dès le 11 janvier de l’année suivante — et de l’animer. La raison d’être du CESE étant notamment de favoriser le « dialogue entre les différentes composantes de la société civile organisée et qualifiée, les citoyens, et les décideurs politiques », le collectif pourra être sollicité par le « Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale » présidé par le Professeur Alain Fischer, lequel est chargé « d’appuyer le Gouvernement dans les choix qu’il sera conduit à faire en la matière ».

Une fusée à quatre étages : le gouvernement décide, il est assisté par un conseil d’orientation, lequel pourra consulter le CESE, lequel sera éclairé par des citoyens tirés au sort. Un mécanisme de démocratie participative (ou « par conseil », on y reviendra) qui contourne ostensiblement la démocratie représentative qui ne jouerait plus son rôle. Les parlementaires contournés n’ont pas manqué de vitupérer contre un « foutage de g… » (Yannick Jadot d’Europe écologie – Les Verts), une « dérive kafkaïenne » (Fabien di Filippo des Républicains), un « gadget » (Marine Le Pen du Rassemblement National).

Le CESE a fait connaître les profils de ceux que le destin a désignés : 18 femmes et 17 hommes de 18 à plus de 65 ans issus de toutes les régions, y compris ultra-marines. On a tenu compte également de leurs niveaux d’études, de leurs catégories socio-professionnelles, de leurs environnements (ruraux, citadins de plus ou moins grandes villes). Un destin qu’il a donc fallu aider un peu car, seul, il aurait été incapable de refléter exactement la société française compte tenu du nombre restreint d’heureux élus du hasard, de la fortune, de la fatalité ou des dieux païens de la République.

L’esprit du temps normatif

Ce collectif a été mis en place dans le cadre juridique issu de la révision constitutionnelle de 2008 laquelle a été prolongée par une loi organique du 28 juin 2010 qui dispose en particulier que le CESE peut être saisi par le Premier ministre « sur tout problème de caractère économique, social ou environnemental » (article 2).

S’il n’en porte pas la marque normative, il s’inscrit dans une démarche plus large ponctuée par différentes initiatives imaginées récemment pour redynamiser cette autre grande muette, la belle endormie de la place d’Iéna, qui n’ont pas manqué ces derniers temps.

Il y eut d’abord le projet de loi constitutionnelle du printemps 2018 visant à la remplacer par une Chambre de la société civile dont la mission aurait été « d’éclairer les pouvoirs publics sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, en particulier sur les conséquences à long terme de leurs décisions » (art. 14, nous soulignons). À cette fin, lui aurait été dévolu le rôle d’organiser la « consultation du public ». On sait que ce projet de révision n’a pas abouti.
Un peu plus d’un an après — la crise des Gilets Jaunes à peine retombée — nouveau projet de loi constitutionnelle et nouvel avenir tracé pour le CESE. Au centre d’un nouveau titre XI de la Constitution, il deviendrait le Conseil de la participation citoyenne chargé « d’organiser les consultations publiques nécessaires pour éclairer les pouvoirs publics sur les enjeux » évoqués plus haut. En particulier, il lui appartiendrait, à son initiative ou à celle du Gouvernement, de « réunir des conventions de citoyens tirés au sort ». Ou encore « d’organiser le débat public sur des projets importants pour nos concitoyens ». À nouveau, ce projet de révision n’est pas parvenu à son terme.

Qu’à cela ne tienne, avec ou sans révision constitutionnelle, le CESE poursuivra sa mue ; une évolution résultant de la loi organique du 15 janvier 2021. L’article 4 de cette loi lui permettra donc, à l’avenir, d’organiser de sa propre initiative ou à la demande du Gouvernement des consultations publiques, en recourant le cas échéant au tirage au sort, afin d’éclairer le Gouvernement et le Parlement sur les conséquences à long terme des décisions prises par les pouvoirs publics (désormais article 4-3 de l’ordonnance n° 58-1360 du 29 décembre 1958). Ce qui allait sans dire — comme le prouve la constitution du collectif des 35 citoyens résultant d’une saisine du CESE antérieure à l’adoption de cette loi organique — va mieux en le disant.

Tradition monarchique

Sortons de la technique légistique et prenons un peu de hauteur. J’ai eu l’occasion de montrer récemment que la démocratie participative n’a guère d’histoire en France1. Soit on a demandé aux sujets ou aux citoyens leur avis, sans leur donner le pouvoir de décider ; soit on leur a reconnu le droit de décider, à condition qu’ils ne délibèrent pas, qu’ils se contentent de glisser, seuls et silencieux, un bulletin dans une enveloppe, derrière le rideau d’un isoloir. Dans la première catégorie, on peut ranger les assemblées consultatives d’Ancien Régime (états généraux, états provinciaux) composées de députés munis de cahiers de doléances et les assemblées électorales à l’époque du suffrage censitaire : on y délibérait au plus près des problèmes effectifs des citoyens, on cherchait par là la meilleure décision publique : elle serait celle du monarque décidant seul, éclairé toutefois par un « grand conseil » ; ou celle d’une assemblée de députés forts de leurs mandats représentatifs, devisant à propos de la loi en n’écoutant que leur propre raison, instruite cependant des pétitions qui leur parvenaient ou du souvenir des échanges qui avaient précédé leur désignation. Bref, la participation sans la démocratie. Quand la démocratie advint au milieu du XIXe siècle avec l’avènement du suffrage universel (masculin), on demanda au peuple de désigner ses mandataires tandis que disparaissaient les assemblées électorales au profit des bureaux de vote : le métier de citoyen se résumait à choisir ceux qui allaient délibérer au nom du peuple. Le symbole de l’isoloir fermé, de l’enveloppe close, du silence exigé dans la salle de la mairie ou de l’école où l’on se rend le dimanche comme on irait au culte en dit long sur l’idée que l’on se fait de l’importance réelle de l’avis des électeurs. La démocratie, sans doute, mais sans la participation.

Puisqu’il n’est pas question de revenir sur le droit dont dispose le corps électoral de décider, et que l’on résiste à lui laisser celui de délibérer sans ordre, on a inventé, pour palier les mécomptes de la démocratie représentative, la démocratie par petit conseil. Conformément à la tradition monarchique, on recueille l’avis de ceux qui vivent au plus près, en l’espèce, de la campagne de vaccination ; on les écoute afin d’améliorer la décision du « Conseil d’En-Haut », les ministres du Gouvernement et le Président ; on prend très au sérieux les « questionnements, peurs, résistances et questions éthiques que peut susciter la vaccination » (lettre du Premier ministre du 9 décembre 2020). Conformément à la tradition démocratique, on ne réinvente pas les trois ordres de la société mais on respecte les catégories socio-professionnelles, les sexes et les régions d’origine. Conformément à la tradition délibérative, on crée une assemblée qui ne soit pas pléthorique — 35 personnes — dans laquelle chacun pourra se sentir écouté.

Aura-t-on pour autant atténué le sentiment d’être infantilisés ? On n’oublie pas que l’état d’urgence sanitaire laisse assez atone une institution délibérative naguère regardée comme démocratique, le parlement. De par son étymologie, l’endroit où l’on parle.

 

1 Voir notre article, « La démocratie participative au prisme de l’histoire », dans Pouvoirs, N° 175, Paris, Le Seuil, 2020, pp. 5-15.