Par Cédric Meurant, maître de conférences en droit public à l’Université Jean-Moulin-Lyon III, 
Depuis le 12 septembre, l’île italienne de Lampedusa enregistre une arrivée record de demandeurs d’asile. Face à cette crise humanitaire, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin s’est rendu à Rome afin de venir en aide à l’Italie. Au-delà des enjeux politiques, il est nécessaire de s’interroger sur les obligations juridiques des Etats européens dans cette gestion d’urgence.

Que se passe-t-il à Lampedusa ?

Depuis une quinzaine d’années, la petite île sicilienne de Lampedusa, qui fait partie de l’archipel des îles Pélages et qui est habituellement peuplée d’un peu moins de 6 500 habitants, est irréductiblement liée à la question migratoire. En effet, du fait de sa situation géographique, cette île, située en mer Méditerranée à moins de 150 km de la Tunisie, est un territoire italien proche des côtes nord-africaines, et constitue par conséquent l’un des points d’entrée privilégiés en Union européenne des routes migratoires. Depuis une dizaine de jours, cette île a accueilli plus de 10 000 personnes de nationalité étrangère qui ont accompli depuis le continent africain la dangereuse traversée – la mer Méditerranée reste malheureusement un vaste tombeau qui a vu périr plus de 28 000 personnes depuis dix ans –, a fortiori sur de frêles embarcations. Cet « afflux massif », qui a rapidement débordé le centre d’accueil de l’île qui compte seulement 400 places, s’explique principalement par les conditions météorologiques qui sont devenues propices à la navigation. En conséquence, la commune de Lampedusa e Linosa a déclaré l’état d’urgence local pendant que les ONG, à commencer par la Croix-Rouge italienne, tentent difficilement d’assurer un hébergement et un ravitaillement d’urgence. Par ailleurs, l’Italie a commencé à transférer ces ressortissants étrangers vers d’autres régions transalpines. Cette crise humanitaire s’est rapidement doublée de multiples polémiques au sein des divers États-membres ainsi qu’au sein de l’Union sur d’éventuelles aides à apporter à l’Italie pour faire face à cette situation.

Quelles sont les obligations incombant aux autorités européennes et françaises ?

Pourtant, les États-membres et l’Union doivent développer une politique commune en matière d’asile et d’immigration fondée sur la solidarité entre États-membres (art. 67 §. 2 du TFUE) et, d’ailleurs, le Président de la République française a évoqué un « devoir de solidarité » avec l’Italie. Mais la situation à Lampedusa concrétise une fois encore la crise profonde que traverse le système « Dublin » instauré par la convention du 15 juin 1990 (« Dublin I ») et qui a pour objet de mettre fin à l’asylum shopping ainsi qu’au phénomène des demandeurs d’asile « sur orbite » dont la demande n’est pas traitée. À cet effet, ce dispositif, qui repose sur le postulat contestable que le lieu de dépôt de la demande d’asile importe peu dès lors que les États-membres l’instruisent dans des conditions similaires, prévoit notamment que l’État-membre de l’Union responsable de l’examen de la demande de protection est celui dans lequel le ressortissant étranger est en premier lieu entré, même irrégulièrement (art. 13 §. 1 du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013). Combinée avec les routes migratoires et la position géographique des États-membres, cette règle place mécaniquement les États-membres du Sud de l’Union, à commencer par la Grèce et l’Italie, en première ligne dans l’instruction de nombreuses demandes d’asile – Frontex estime ainsi à près de 115 000 les entrées irrégulières dans l’Union en provenance de la Méditerranée centrale depuis janvier dernier. Les modifications ultérieures de la convention « Dublin I » (en dernier lieu : règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013 ; « Dublin III ») ont sans succès cherché à résoudre cette équation.

Toutefois, ce qui a régulièrement été qualifié depuis 2015 dans le débat politique de « crise des réfugiés » a jeté une lumière crue sur les défaillances du système Dublin qui se manifestent par l’incapacité chronique de l’Union et des États-membres à apporter une réponse coordonnée et solidaire à cette crise humanitaire. Certes, différentes solutions ont depuis été esquissées, à commencer par le plan Juncker de septembre 2015 qui a péniblement tenté d’organiser un programme de répartition des demandeurs d’asile au sein de l’Union en fonction de différents critères comme la proportion des demandeurs au regard de la population de l’État-membre, du PIB, mais aussi du taux de chômage et du nombre de demandes d’asile instruites depuis cinq ans. Mais ce plan n’était pas contraignant compte tenu des résistances nationales. Dans la même veine, le récent « mécanisme volontaire de solidarité » adopté le 22 juin 2022 pour une année renouvelable prévoit la « relocalisation » des demandeurs d’asile depuis l’État-membre d’arrivée vers un autre État-membre à condition que ce dernier soit volontaire. Ceci explique les réponses à géométrie variable des États-membres à la situation à Lampedusa : l’Allemagne a indiqué qu’elle n’aiderait pas l’Italie dès lors que celle-ci se refuse à appliquer le système Dublin tandis que, s’inscrivant dans la distinction discutable entre les véritables demandeurs d’asile et ceux qui présenteraient une demande abusive, la France ne devrait accueillir que les premiers, à charge pour l’Italie d’opérer cette distinction au sein du hotspot de Lampedusa. Seule l’adoption du Pacte sur la migration et l’asile négocié depuis deux ans au sein des institutions européennes pourrait, parmi d’autres mesures, rendre impératif un mécanisme de « relocalisation » des demandeurs d’asile – ce que souhaitent l’Italie, la Grèce, Malte et Chypre, ainsi qu’ils l’ont indiqué dans une déclaration du 12 novembre 2022.

Dans l’attente, les autorités françaises demeurent tout de même tenues par au moins deux séries d’obligations. En premier lieu, elles devront en application du système Dublin instruire les demandes d’asile présentées par les ressortissants étrangers arrivés de Lampedusa et qui répondraient aux conditions dans lesquelles la France peut être considérée comme État-responsable – ainsi du mineur isolé qui déposerait sa demande en France ; ou du demandeur d’asile dont la famille a également déposé des demandes en France ; ou encore par l’expiration de certains délais. En second lieu, les stipulations du récent traité bilatéral du Quirinal conclu à Rome le 26 novembre 2021 entre les Républiques française et italienne (ratifié par la loi n° 2022-1384 du 31 oct. 2022 ; publié par le décret n° 2023-68 du 6 fév. 2023) obligent la France à aider davantage l’Italie en matière migratoire, sans donner néanmoins davantage de précisions.

Quelles sont les possibilités ouvertes aux autorités européennes et françaises ?

Ces dernières années, l’Union a développé les fameux accords de réadmission avec des États-tiers situés sur les routes migratoires et qui ont notamment été critiqués comme des moyens d’externaliser et de délocaliser la gestion de la demande d’asile. En effet, en contrepartie de compensations financières, les États-tiers s’engagent alors à reprendre en charge les ressortissants étrangers qui ont pénétré illégalement en Union européenne et qui provenaient de leur territoire. D’ailleurs, l’Union a européenne a justement conclu le 16 juillet dernier un « Mémorandum d’entente » avec la Tunisie qui prévoit ce type de stipulations. De plus, le plan d’urgence en dix points présenté le 18 septembre par la présidente de la Commission européenne se centre sur l’éloignement des ressortissants étrangers. Inversement, il n’évoque pas l’utilisation de la possibilité, en cas de « situation d’urgence [au sein d’un ou plusieurs États-membres] caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers », d’adopter des mesures provisoires au profit de l’État concerné, comme par exemple la « relocalisation » qui avait été décidée en deux temps (décision 2015/1523 du 14 sept. 2015 ; décision 2015/1601 du 22 sept. 2015) en 2015 au profit la Grèce et de l’Italie, puis 120 000 (article 78 §. 3 TFUE).

Du point de vue hexagonal, la France pourrait mobiliser les différentes possibilités ouvertes par le système Dublin pour venir en aide à l’Italie en prenant en charge à l’avenir les demandes d’asile formulées par des ressortissants étrangers entrés à Lampedusa et qui ne lui incomberaient en principe pas. Dans cette perspective, elle pourrait activer les clauses discrétionnaires du règlement « Dublin III » (art. 17), voire exercer en ce sens son propre pouvoir souverain (art. 53-1 de la Constitution ; L. 571-1 CESEDA). Mais cela ne semble pas être la voie privilégiée par les autorités françaises qui craignent un accroissement de la circulation en France de ressortissants étrangers en provenance d’Italie. Ainsi, la France a maintenu le contrôle des frontières intérieures communes avec l’Italie ; contrôle fréquent depuis plusieurs années à présent, d’autant plus après les tensions diplomatiques avec la République transalpine qui se sont cristallisées l’an dernier à propos de l’Ocean Viking. Plus récemment, la commune de Menton a mis à disposition de l’État un terrain sur lequel seront installés des préfabriqués pour y fixer un « centre de mise à l’abri » (sic) des ressortissants étrangers en situation irrégulière qui franchiront la frontière franco-italienne et qui sera géré par la police aux frontières dont les effectifs ont d’ailleurs été renforcés (les locaux de cette dernière à Menton ont attiré à plusieurs reprises l’attention du CGLPL). Cependant, les autorités demeurent silencieuses sur la qualification juridique réelle de ces locaux – et donc le régime juridique applicable – au sein desquels les étrangers sont a priori privés de leur liberté : zone d’attente temporaire (L. 341-1 et L. 341-6 CESEDA) ou locaux de rétention administrative (R. 744-8 et s. CESEDA) ? Hasard du calendrier, la Cour de justice de l’Union européenne vient d’encadrer à propos de la France le pouvoir des autorités administratives d’un État-membre qui aurait rétabli les contrôles aux frontières intérieures d’adopter des refus d’entrée à l’encontre de ressortissants étrangers d’États-tiers. En effet, si cette possibilité est évidemment toujours ouverte, l’administration doit respecter certaines prescriptions procédurales prévues par la directive « Retour » en vue de l’éloignement du ressortissant étranger comme, par exemple, la fixation du pays de destination, l’octroi d’un délai de départ volontaire ou le placement en rétention dans des cas limités, et ce même si ces obligations sont « susceptibles de priver d’une large partie de son effectivité l’éventuelle adoption d’une décision de refus d’entrée » (CJUE, 21 sept. 2023, ANAFÉ e. a. c/ France, C-143/22, §. 28-46).