Par Lucie Delabie, Professeur de droit à l’Université Picardie Jules Verne

« Parvenir à trouver une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable qui permette l’autodétermination du peuple du Sahara occidental » (résolution AGNU A/RES/75/106 du 21 décembre 2020). Telle est la formule consacrée par les Nations Unies depuis près d’un demi-siècle pour mettre un terme au conflit entre le Maroc et le Front Polisario­, mouvement indépendantiste à l’origine de la création en 1976 de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), à propos du statut définitif du Sahara occidental. Ce territoire, peuplé de 567 000 habitants, fut colonisé par l’Espagne jusqu’aux années 1960 sans que cette dernière ne prenne les mesures propres à libérer le territoire conformément à la demande de l’ONU (résolution AGNU, A/RES/2072, 1965).

L’actuelle crise diplomatique entre l’Espagne et le Maroc à propos de la gestion des flux migratoires dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla situées sur le territoire marocain n’est que la manifestation d’un désaccord plus profond entre ces deux États à propos du statut définitif du Sahara occidental. Ce regain de tensions est lié à l’hospitalisation en Espagne, en avril dernier, de Brahim Ghali, leader des indépendantistes et président élu de la RASD. Cet acte a été perçu par le Maroc comme un nouvel affront de l’Espagne à propos dans son refus de reconnaître la souveraineté du Royaume sur le territoire du Sahara occidental.

Quels sont les liens entre la situation au Sahara occidental et la gestion des flux migratoires dans les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla ?

Survivance du passé colonial espagnol au même titre que le Sahara occidental, les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla situées sur le territoire marocain sont une autre source de tensions avec l’Espagne. Bien qu’il n’admette pas la souveraineté espagnole sur ces territoires, le Maroc a accepté de conclure des accords bilatéraux dans les années 1990 afin d’organiser le contrôle aux frontières sous l’autorité du Maroc. Néanmoins, la vigilance des autorités marocaines s’est relâchée dans le courant du mois de mai, laissant entrer près de 8000 migrants illégaux en quelques jours à Ceuta. Cet épisode apparaît comme une réaction directe à l’accueil du représentant du Front Polisario en Espagne. Le Maroc use ainsi de la nouvelle arme diplomatique que représente la pression migratoire vers l’Europe pour un certain nombre de pays voisins de l’Union européenne. Les positions de la Turquie envers les migrants syriens (voir déclaration des ministres de l’intérieur de l’Union européenne, 4 mars 2020,) ou encore de la Biélorussie vis-à-vis de la Pologne et la Lituanie en réponse aux sanctions européennes sont l’illustration des effets pervers de l’externalisation des frontières par l’Union européenne et de la difficulté à maîtriser les risques d’une telle politique. En ce qui concerne la position marocaine, le Parlement européen l’a explicitement condamnée dans une résolution du 10 juin 2021, dans laquelle il a rejeté l’utilisation par le Maroc de migrants mineurs non accompagnés, comme moyen de pression sur l’Espagne. Cela a également été l’occasion de réaffirmer « la position consolidée de l’Union sur le Sahara occidental, fondée sur le plein respect du droit international, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et du processus politique conduit par les Nations unies pour parvenir à une solution négociée juste, durable, pacifique et acceptable par les deux parties » (paragraphe 5 de ladite résolution).

Quelles sont les revendications du Maroc sur le Sahara occidental ?

Dès le départ de l’Espagne en 1975, le Maroc a soutenu que le Sahara occidental relevait de la souveraineté du Royaume. Il s’est notamment appuyé sur les liens d’allégeance ayant pu exister, au moment de la colonisation espagnole, entre le Sultan du Maroc et certaines des tribus vivant sur le territoire du Sahara occidental, comme l’a reconnu la Cour internationale de Justice en 1975 dans un avis consultatif prononcé suite à la demande de l’Assemblée générale des Nations unies. Bien qu’ayant constaté que le Sahara occidental n’était pas un territoire sans maître au moment de la colonisation, la Cour a toutefois précisé, dans le même avis, qu’il n’existait aucun lien juridique de souveraineté territoriale entre le Sahara occidental et le Maroc. Cela n’a nullement empêché ce dernier d’y exercer régulièrement des actes de souveraineté, à l’image de l’adoption de deux lois récentes portant modification des limites de ses eaux territoriales et de sa zone économique exclusive, étendues à des eaux situées au large des côtes du Sahara occidental (lois du 22 janvier 2020); à investir dans les infrastructures à l’ouest du « mur des sables » ; ou encore à annoncer la construction d’un nouveau port, à quelque 70 kilomètres au nord de Dakhla.

De son côté, le Front Polisario, reconnu depuis 1979 comme le représentant du peuple Sahraoui par l’Assemblée générale des Nations unies (A/RES/34/37) et soutenu par son voisin algérien, défend la mise en place d’un référendum d’autodétermination aux fins d’indépendance du territoire. Il multiplie par ailleurs les tentatives de reconnaissance de l’indépendance du Sahara occidental, à l’image des recours intentés devant la Cour de Justice de l’Union européenne à propos de la légalité de l’accord relatif aux mesures de libéralisation réciproques en matière de produits agricoles et de la pêche, conclu en 2012 entre le Maroc et l’Union européenne. Pour le Front Polisario, cet accord produit de facto ses effets sur le territoire du Sahara occidental, dont 80 % se trouve sous contrôle marocain. Si la Cour, en estimant l’accord inapplicable au territoire du Sahara, a pu déclarer la requête du Front Polisario irrecevable et ainsi éviter de se prononcer sur le statut juridique de cette entité (CJUE, Grande chambre, 21 décembre 2016), cette stratégie a permis de mettre en lumière les attentes des indépendantistes.

Quel devenir pour le peuple sahraoui ?

La pratique internationale montre à quel point, lorsque sont en jeu des questions de souveraineté territoriale, l’application du droit est largement conditionnée par la politique. Au-delà même de l’existence des éléments constitutifs de l’Etat (gouvernement effectif, population, territoire), la reconnaissance de la souveraineté étatique par d’autres membres de la Communauté internationale prend une importance particulière même si elle n’a qu’un effet déclaratif. C’est d’ailleurs la reconnaissance par les Etats-Unis, sous la présidence de Donald Trump, de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental et l’ouverture d’un consulat américain à Dakhla (en échange d’un accord entre le Maroc et Israël) qui a conforté le Maroc dans ses positions. L’absence de discussions à ce sujet entre le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez et l’actuel président des Etats-Unis en marge du sommet de l’OTAN le 14 juin dernier laisse penser que la position américaine n’évoluera pas sur ce sujet.

Face aux agissements du Maroc envers l’Espagne, d’autres Etats ont néanmoins rappelé l’importance d’une solution pacifique menée sous l’égide des Nations unies, à l’image de l’Espagne, de l’Allemagne ou encore de la Russie qui ont réfuté toute reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le territoire et rappelé l’importance d’une solution onusienne. Malheureusement, cette solution est attendue depuis 1965 et jusqu’ici le statut définitif du Sahara reste en suspens, aucun référendum n’ayant pu être organisé. La MINURSO (Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental), établie dès 1991 pour assurer le maintien du cessez-le-feu et l’organisation du référendum (CSNU Résolution 690), est toujours en place (prorogation jusqu’en octobre 2021, CSNU, résolution 2548 (2020)). La nomination en 2017 de Horst Kohler, envoyé personnel du Secrétaire général, et sa capacité à relancer le processus politique en ramenant les intéressés à la table des négociations avaient renouvelé l’espoir d’une solution pérenne pour le Sahara occidental. Mais la fin de ses fonctions en 2019 pour raisons de santé et la difficulté à désigner un nouvel envoyé spécial, qui n’est toujours pas nommé, font s’éloigner cette perspective.

En attendant, la population sahraouie est la première victime de cette situation, propice à la violation des droits humains et à une situation humanitaire préoccupante pour les sahraouis réfugiés dans des camps du sud-ouest algérien. Régulièrement dénoncée par les organisations agissant sur le terrain, cette situation nécessite d’ailleurs l’aide financière d’institutions internationales telles que de l’Union européenne (renouvelée en février 2021). Malheureusement, les actuelles tensions entre le Maroc et l’Espagne laissent peu d’espoir à un rapprochement entre les deux parties en vue d’une résolution définitive du statut du Sahara occidental.

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