Par Kevin Mariat – Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris Nanterre
Alors que la Cour de cassation était amenée à préciser les conditions dans lesquelles la justice française est compétente pour juger des actes de torture, des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre lorsque les faits ont été commis à l’étranger et que leur auteur et la victime ne sont pas français, la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire a reconnu, vendredi 12 mai, la compétence universelle de la justice française dans deux affaires qui concernent la Syrie. Une décision particulièrement attendue.

Qu’a jugé la Cour de cassation ?

Les deux arrêts rendus par l’assemblée plénière le vendredi 12 mai étaient extrêmement attendus, pour deux raisons principales. D’une part, la solution préalablement donnée par la chambre criminelle à certains des problèmes de droits soulevés avait entraîné de fortes réactions médiatiques, doctrinales et même gouvernementales, le tout débouchant sur une résistance des juridictions du fond. D’autre part, le contexte actuel de la guerre en Ukraine a, depuis l’arrêt en cause de la chambre criminelle du 24 novembre 2021, remis sur le devant de la scène les problèmes structurels de la compétence universelle des juridictions pénales françaises en matière de crimes internationaux – les « verrous » de l’article 689-11 sur les crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide en tête.

L’assemblée plénière ne déçoit pas les attentes des partisans de la compétence universelle en apportant quatre précisions fondamentales. Trois d’entre elles concernent les « verrous » de la compétence universelle en matière de crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide, la dernière la compétence universelle en matière de torture.

La première précision concerne la condition de double incrimination commune à la compétence universelle des juridictions pénales françaises en matière de crimes contre l’humanité et en matière de crime de guerre (pourvoi n° 22-82.486). Il s’agit de l’un des verrous de l’article 689-11 du Code de procédure pénale qui, depuis la loi du 23 mars 2019 ne s’applique plus à la compétence universelle en matière de génocide. Dans ses deux arrêts du 12 mai, l’assemblée plénière vient préciser que le respect de la condition de double incrimination n’exige pas que soit constatée, dans le droit étranger, la présence d’une incrimination comportant l’élément contextuel du crime contre l’humanité ou du crime de guerre. Ces deux crimes sont en effet caractérisés par une structure particulière : en plus d’un acte matériel (le Code pénal indique, pour ces deux crimes, la liste des actes possibles : meurtre, viols, etc.) et d’un élément intentionnel, l’acte doit avoir été commis dans un certain contexte. Ainsi, le viol commis « en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique » devient un crime contre l’humanité et le viol commis « lors d’un conflit armé international ou non international et en relation avec ce conflit, en violation des lois et coutumes de la guerre ou des conventions internationales applicables aux conflits armés » devient un crime de guerre. En application de la nouvelle jurisprudence de l’assemblée plénière, ce n’est pas parce que le droit étranger, en l’occurrence le droit syrien, ne contient aucune infraction comportant un élément contextuel que les juridictions pénales françaises sont incompétentes. Au contraire, il suffit, pour retenir leur compétence universelle, qu’existe dans le droit étranger « une infraction de droit commun constituant la base du crime poursuivi, tels le meurtre, le viol ou la torture » (solution des deux pourvois).

La deuxième précision concerne la condition de résidence habituelle, autre verrou de l’article 689-11, condition commune à la compétence universelle des juridictions pénales françaises en matière de crime de guerre, de crime contre l’humanité et de génocide. À l’inverse des autres titres de compétence universelle, qui n’exigent que la présence de la personne sur le territoire ou, selon la jurisprudence, l’existence « d’éléments suffisants de la présence en France d’au moins l’une » des personnes en cause au moment des poursuites l’article 689-11 exige la résidence habituelle de la personne en France. Une telle exigence se retrouve d’ailleurs, depuis 2018, pour la compétence universelle pour les infractions d’atteinte aux biens culturels en cas de conflits armés En l’absence de définition légale et jurisprudentielle de la résidence habituelle en matière pénale, l’assemblée plénière précise que « la condition de résidence habituelle, au sens de l’article 689-11 du code de procédure pénale, qui suppose un lien de rattachement suffisant avec la France, doit être appréciée en prenant en compte un faisceau d’indices, tels que la durée, actuelle ou prévisible, les conditions et les raisons de la présence de l’intéressé sur le territoire français, la volonté manifestée par celui-ci de s’y installer ou de s’y maintenir, ou ses liens familiaux, sociaux, matériels ou professionnels »

La troisième précision concerne la subsidiarité de la compétence universelle des juridictions pénales françaises. Cette condition de l’article 689-11 est commune aux crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide. Si le Code exige actuellement que « le ministère public s’assure de l’absence de poursuite diligentée par la Cour pénale internationale », dans sa version antérieure applicable à la procédure en cause le parquet devait demander à la Cour pénale internationale de « décliner sa compétence ». Sur ce point, et s’agissant de la Syrie, l’assemblée plénière donne logiquement raison à la chambre de l’instruction d’avoir relevé qu’il n’était pas nécessaire de demander à la Cour pénale internationale de décliner une compétence dont elle ne dispose pas

La dernière précision concerne la compétence universelle des juridictions pénales françaises en matière de crimes de tortures, prévue à l’article 689-2 du Code de procédure pénale. La question était de savoir si cet article, en ce qu’il renvoie à la convention de 1984 sur la torture, exige ou non que les faits soient imputés à « un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite » L’assemblée plénière précise que le renvoi exprès à la convention inclut cette exigence de qualité officielle de l’auteur des faits de torture. Toutefois, pour la Cour, « la notion de personne ayant agi à titre officiel […] doit être comprise comme visant également une personne agissant pour le compte ou au nom d’une entité non gouvernementale, lorsque celle-ci occupe un territoire et exerce une autorité quasi gouvernementale sur ce territoire » Tel est bien le cas en l’espèce, puisque l’organisation à laquelle appartenait le mis en examen contrôlait le territoire de la Ghouta orientale.

Quel a été le raisonnement de la Cour de cassation pour reconnaître la compétence universelle de la justice ?

Le raisonnement de la Cour de cassation se fonde essentiellement sur une interprétation téléologique et contextualisée des textes.

Téléologique, d’une part, car la Cour justifie son interprétation du critère de la réciprocité d’incrimination – qu’elle juge peu clair et, donc, nécessitant une interprétation – et celle de la qualité de l’auteur de la torture par l’intention des rédacteurs des textes en cause. Ainsi, s’agissant de la réciprocité d’incrimination, l’assemblée plénière cite plusieurs fois des extraits des débats parlementaires ayant précédé la création de l’article 689-11. Quant à l’élargissement de la qualité officielle de l’auteur de torture, les juges du quai de l’horloge se réfèrent, entre autres, aux débats au sein de la commission des droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations unies à la fin des années soixante-dix.

Interprétation contextualisée, d’autre part, en ce que le raisonnement de la Cour de cassation semble irrigué par la nécessité de lutter contre l’impunité des auteurs des crimes parmi les plus graves : les crimes de guerre, contre l’humanité et de torture. À crimes internationaux, références internationales : sur la torture, les juges renvoient à une décision de la Cour suprême anglaise ainsi qu’à celles du Comité des Nations unies contre la torture. Quant à la double incrimination, un parallèle est fait avec l’extradition, autre mécanisme international, où cette condition est aussi appliquée souplement.

Quelles sont les conséquences de cette décision ?

La principale conséquence est de permettre à de nombreuses affaires ouvertes près le PNAT de continuer à suivre leur cours. Les associations et victimes peuvent alors espérer des procès, en particulier dans la situation syrienne, dossier ayant donné lieu à une forte coopération policière franco-allemande lors des investigations mais aussi à la mise en lumière du retard français en matière de compétence universelle (v. nos articles « Quand l’Allemagne redonne ses lettres de noblesses à la compétence universelle », Dalloz actualité, 17 mars 2021 et « La compétence universelle peut attendre », AJ Pénal 2022, p. 80). Le procureur Molins avait d’ailleurs, lors de l’audience, insisté sur la mise en péril de nombreux dossiers.

Une conséquence plus théorique est la remise en cause de la structure des crimes internationaux. En effet, si le fait que la Syrie incrimine le meurtre suffit à juger en France un Syrien pour un crime contre l’humanité commis en Syrie sur des Syriens, alors qu’est-ce qu’un crime contre l’humanité et qu’est-ce qu’un meurtre ?[1]

Du point de vue des systèmes possibles de compétence universelle en matière de crimes internationaux, enfin, ces deux décisions rapprochent la France du modèle de compétence universelle non (ou, plutôt, peu) conditionnée, à l’instar du droit allemand. Rappelons toutefois que si trois des quatre verrous ont – plus ou moins – sauté (double incrimination ; résidence habituelle ; subsidiarité), il en reste encore un dernier : les poursuites ne sont possibles que sur action du ministère public, l’action civile de la victime ne pouvant mettre en mouvement l’action publique par dérogation au principe de l’article 1er alinéa 2 du Code de procédure pénale. Un tel verrou a été pensé pour éviter une politisation des poursuites sur le fondement de la compétence universelle. Si l’objectif est louable, le ministère public lui-même ne pourrait-il pas être tenté ou incité, faute d’indépendance totale, à user de son opportunité de poursuivre de manière politique en choisissant telle situation plutôt qu’une autre, tel responsable plutôt qu’autre, tel régime plutôt qu’un autre ?

[1] Sur ce point, v. le commentaire à paraître à l’AJ Pénal de juin 2023.

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