Par Olivier Dord, professeur de droit public à l’Université Paris-Nanterre (CRDP)

La décision n°2020-800 DC du 11 mai 2020 est une décision doublement « attendue ». Au sens premier du terme, les requérants institutionnels et les auteurs de la loi sont impatients de connaître la première décision rendue au fond par le Conseil constitutionnel sur la conformité à la Constitution de la législation pour lutter contre l’épidémie de covid191. Dans un second sens, le contenu de cette décision s’avère attendu c’est-à-dire ordinaire et sans surprise : il s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence constitutionnelle antérieure et plus largement, il traduit les forces et certaines faiblesses du contrôle de constitutionnalité des lois à la française.

Quelles sont les circonstances qui président à la saisine du Conseil constitutionnel ?

Le 9 mai 2020, après une semaine de débats, le Sénat et l’Assemblée nationale adoptent définitivement la loi prorogeant et complétant l’état d’urgence sanitaire. Celui-ci est entré en vigueur le 24 mars 2020 pour une période de deux mois, en vertu de la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Le texte adopté prolonge l’état d’urgence jusqu’au 10 juillet 2020 inclus. Il complète les mesures que l’exécutif peut prendre dans la perspective du déconfinement. Il organise enfin le traitement des données destinées au « traçage » des personnes atteintes par la maladie ou susceptibles de l’être.

Comme annoncé, le président de la République, sous la sceau de l’article 5 de la Constitution, défère la loi au Conseil constitutionnel le 9 mai au soir. C’est seulement la troisième fois depuis 2015 que le chef de l’État recourt à l’article 61, al. 2 de la Constitution et c’est déjà la seconde fois pour Emmanuel Macron. Il cherche pour la loi portée par le bloc majoritaire un brevet de constitutionnalité. Il est suivi le même soir par le président du Sénat dont les saisines sont peu fréquentes : il s’agit de la onzième depuis 1958. Dans le respect de la jurisprudence « Championnat d’Europe de football 2016 »2, ces deux saisines sont argumentées sinon motivées. Le lendemain, 10 mai 2020, de façon très classique cette fois, deux saisines issues de l’opposition parlementaire de gauche sont également déposées rue de Montpensier : la première est signée par soixante députés, la seconde par soixante sénateurs.

Saisi les 9 et 10 mai, le Conseil constitutionnel rend sa décision le 11 mai. Si elle est tardive pour permettre une entrée en vigueur de la loi dès le 10 mai, début du déconfinement, cette décision est pourtant rendue avec une célérité remarquable : quarante-huit heures ont ainsi suffi au Conseil constitutionnel alors que les textes lui accordent en principe un mois ou huit jours si le Gouvernement déclare l’urgence. Cette prouesse réalisée ponctuellement suscite, au choix, l’interrogation sur l’effectivité du contrôle ou l’admiration pour le sens de l’État que manifeste le Conseil constitutionnel. Cette rapidité est toutefois rendue possible par plusieurs éléments : une veille juridique assurée en amont dès le dépôt du projet de loi, un texte déféré assez court de douze articles, la motivation souvent perfectible de la décision et l’abandon lors des débats parlementaires des dispositions les plus contestables comme la tentative de minorer la responsabilité pénale des décideurs publics et privés en matière de délit non intentionnel dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Quel est le cadre dans lequel le Conseil constitutionnel exerce son contrôle ?

Au plan procédural, le Conseil constitutionnel écarte le grief soulevé par les sénateurs et tiré de ce que la limitation pour raison sanitaire du nombre de députés en séance, violerait le principe constitutionnel de libre exercice du mandat parlementaire3 et entacherait ainsi d’inconstitutionnalité la procédure d’adoption de la loi. Selon le Conseil en effet, ni les requérants, ni les travaux parlementaires n’établissent qu’un député aurait été empêché, du fait de la présence de soixante-quinze de ses collègues seulement en séance, de prendre part aux votes ou de présenter ses amendements.

Au fond, la contestation par les requérants des nouvelles attributions que l’article 3 de la loi déférée accorde au Premier ministre pour le déconfinement permet pour la première fois au Conseil constitutionnel de contrôler la conformité du régime de l’état d’urgence sanitaire dans son principe et ses modalités. Deux questions sont ainsi examinées : le législateur est-il compétent pour instaurer un tel régime ? ; les restrictions que celui-ci permet à l’exercice des libertés sont-elles conformes à la Constitution ?

Sur le premier point, le Conseil invoque l’objectif de valeur constitutionnelle de la protection de la santé qui découle de l’alinéa 11 du préambule de 1946. Il reconnait ainsi de façon implicite que la poursuite de cet objectif permet au législateur de déroger aux droits et libertés que la Constitution protège. Il juge ensuite, comme il l’a fait à propos de l’état d’urgence qui résulte de la loi du 3 avril 19554, que « la Constitution n’exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un état d’urgence sanitaire ». Autrement dit, l’article 36 de la Constitution relatif à l’état de siège ne fait pas obstacle, par lui-même, à ce que la loi institue un autre régime exceptionnel. Le Conseil rappelle enfin qu’il revient au législateur dans ce cadre d’assurer la conciliation entre l’objectif de protection de la santé et le respect des droits et libertés invoquées par les requérants : la liberté d’aller et venir, celle d’entreprendre et le droit d’expression collective des idées et des opinions qui découle de l’article 11 de la Déclaration de 1789 et protège notamment la liberté de réunion.

Sur le second point, le juge constitutionnel conclut à propos des nouvelles attributions du Premier ministre que le législateur « procède à une conciliation équilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées. ». Le contrôle que le juge opère en matière de protection des libertés repose sur un questionnement classique en trois étapes : La loi porte-t-elle atteinte à la liberté en cause ? ; cette atteinte est-elle justifiée par la poursuite par le législateur d’un motif d’intérêt général ou de rang constitutionnel ? ; l’atteinte à la liberté est-elle proportionnée à cet objectif ? L’application de cette grille d’examen permet notamment au Conseil constitutionnel de déclarer conforme la faculté du Premier ministre de réglementer l’ouverture des établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion. Le Conseil précise même, dans une réserve d’interprétation implicite, que ces lieux de réunion « ne s’étendent pas aux locaux à usage d’habitation ».

 

[1] En effet, la loi du 23 mars 2020 n’a pas été déférée. La décision n°2020-799 DC se focalise sur la suspension des délais en matière de traitement des QPC. Quant aux premières QPC, elles sont renvoyées au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation depuis le 13 mai 2020 (n°2020-845 à n°2020-847 QPC).
[2] V. déc. n°2011-630 DC.
[3] V. déc. n°2018-767 DC.
[4] V. déc. n°85-187 DC.

 

Lire aussi : « Covid19 et Constitution : les apports complémentaires de la décision du 11 mai ».

 

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