Par Anne Jacquemet-Gauché – Professeur de droit public à l’Université Clermont Auvergne

Alors que la ministre de la Santé « demande » ces jours-ci instamment aux Français de recommencer à porter le masque dans les lieux de promiscuité, et dans les transports en commun en particulier, le jugement rendu le 28 juin 2022 par le tribunal administratif de Paris nous renvoie aux premiers temps de la crise de la Covid-19, au printemps 2020. Les mesures prises par le gouvernement avaient alors fait l’objet de maintes protestations, qu’il s’agisse de dénoncer leur trop faible ou leur trop grande ampleur. Au-delà des nombreux référés sur lesquels il s’était immédiatement prononcé, le juge administratif a aussi été saisi de recours en responsabilité administrative (une trentaine de requêtes en l’espèce). Les requérants entendaient contester la gestion de la crise sanitaire par les pouvoirs publics. La décision était donc attendue et, compte tenu des délais moyens de traitement, il n’est pas étonnant qu’elle survienne dans un laps de temps de deux ans après les faits. Nous avions essayé d’anticiper la solution (v. not., sur ce site, notre précédent article). Par son caractère iconoclaste, une partie du raisonnement ne pouvait cependant pas raisonnablement être prédit.

Quelles sont les fautes retenues contre l’Etat dans sa gestion de la crise du Covid-19 par le tribunal administratif ?

Les fautes invoquées par les requérants sont toutes liées à la gestion des premières semaines de la crise (mars-avril 2020). Selon eux, les autorités publiques n’auraient pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la propagation du virus et n’auraient pas suffisamment anticipé la survenue de l’épidémie ; elles auraient été défaillantes dans la gestion de la pénurie de masques et de gel hydroalcoolique, auraient fait de mauvais choix en ne confinant pas la population avant le 16 mars 2020 (sans préciser quelle aurait été la date appropriée) et en ne procédant pas au dépistage massif des personnes présentant des symptômes ; enfin, elles auraient développé une communication trompeuse à l’adresse de la population. Le tribunal administratif apporte une réponse circonstanciée à chacun des griefs soulevés et écarte la plupart des fautes alléguées pour n’en retenir que deux.

La première est liée à la gestion des masques et fait l’objet d’une réponse en deux temps. L’absence de constitution d’un stock de masques est considérée comme fautive alors que la gestion de la pénurie de masques ne l’est pas. Cette différence d’appréciation s’explique. La faute tient au fait de ne pas avoir, de manière générale et en temps normal, suffisamment anticipé la survenance d’une épidémie quelconque. Depuis 2009, sur la recommandation de plusieurs autorités sanitaires, l’État s’était fixé des objectifs chiffrés de stocks à constituer : un milliard de masques chirurgicaux et un milliard de masques FFP2. Or, au début de l’année 2020, les stocks étaient au plus bas (respectivement 117 millions et 1,5 million), ce que le gouvernement ne conteste pas. En revanche, le comportement des autorités publiques n’est pas jugé fautif pendant la crise de la Covid-19 : des mesures ont été prises (réquisition, moyens exceptionnels pour commander des masques dans l’urgence). Le tribunal semble implicitement faire application de l’adage selon lequel à l’impossible, nul n’est tenu. Face à une pénurie à l’échelle mondiale, l’obligation d’agir demeure de moyens et non de résultat et elle varie selon que l’on est, ou non, en présence de circonstances exceptionnelles.

La seconde faute, plus originale, porte sur la communication du gouvernement en février et mars 2020. Sans désigner nominativement les agents à l’origine des déclarations litigieuses – en l’occurrence, la porte-parole du gouvernement et les ministres de la Santé de l’époque – le tribunal administratif retient une faute. Cette reconnaissance est novatrice, à deux titres au moins. D’une part, le tribunal accepte de connaître du contenu de déclarations politiques dont la teneur portait sur l’inutilité générale, pour la population, de porter un masque. Il considère que la faute découle « du caractère contradictoire avec les données scientifiques disponibles » des déclarations faites – et l’on relèvera accessoirement la subtilité du qualificatif retenu. D’autre part, la faute est généralement, on le sait, une faute de service, commise au sein de l’administration. Ici, les auteurs sont nominativement identifiables et membres du gouvernement. Et pourtant, le tribunal anonymise et collectivise la faute. Il la considère, de surcroît, comme étant de nature administrative (et non politique) et commise par l’administration, alors que le ministre s’exprimait en l’occurrence moins en tant que chef de service, qu’en tant qu’autorité politique.

Alors que le tribunal administratif retient plusieurs fautes, pourquoi la responsabilité de l’État n’est-elle pas engagée ?

L’engagement de la responsabilité administrative suppose la réunion de trois conditions : une faute, un préjudice subi par la victime et un lien de causalité. En l’espèce, le tribunal considère que la contamination des requérants par le virus n’est pas en lien suffisamment direct avec les deux fautes identifiées pour diverses raisons : le virus est particulièrement contagieux, le port du masque n’est pas un support de protection infaillible et il existait d’autres mesures de protection notamment. Puisque la causalité n’est pas établie, la responsabilité de l’État ne peut être retenue.

Cette solution n’est pas surprenante. Juridiquement, le lien de causalité fait figure de variable d’ajustement dans l’engagement de la responsabilité et exerce assez fréquemment une fonction restrictive ces dernières années. Matériellement, de plus, on voit difficilement comment la preuve de la causalité pouvait être apportée de manière certaine. Il semble impossible de démontrer que la contamination par la Covid-19 résulte exclusivement de l’absence de port du masque, tant les sources d’exposition sont multiples.

Cette admission de la faute sans responsabilité vous parait-elle satisfaisante ?

 Il n’est pas rare que le juge administratif, au vu des éléments du dossier, reconnaisse la faute, mais non la responsabilité de l’État en l’absence d’au moins l’une des conditions requises. Cependant, cette pratique emporte une dimension symbolique non négligeable dans des affaires très médiatiques (v. aussi, par ex. à propos de la pollution de l’air dans la vallée de l’Arve : TA Grenoble, 24 novembre 2020, n° 1800067 ou du chlordécone : CE, 24 juin 2022, Nos 2006925/6-2, 2107178/6-2 et 2126538/6-2). Elle conduit à condamner le comportement de la personne publique, en particulier sa carence à agir, sans indemniser les victimes. Ces dernières s’en contentent parfois et c’est même probablement leur principale attente dans le cas présent. À ce titre, la seule déclaration de faute acquiert un caractère satisfactoire, et ce, d’autant plus que la stigmatisation a une ampleur accrue par le retentissement médiatique de l’affaire.

Pour autant, n’assiste-t-on pas à un dévoiement de la notion de faute de service ? Le juge administratif est-il encore vraiment dans son rôle, si l’on comprend ici que, à l’avenir, toute déclaration politique erronée (au regard de critères scientifiques au moins) pourrait donner lieu à un contentieux en responsabilité administrative, aussi fourni que vain ? Cette dernière tendrait finalement à se substituer à la responsabilité tant politique que pénale des élus. La saisine tous azimuts des juridictions (y compris de la Cour de justice de la République) révèle un état de santé inquiétant de notre démocratie.

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