Par Yann Aguila, Associé, Cabinet Bredin Prat et Président de la Commission Environnement du Club des juristes, et Guillaume Froger, Counsel, Cabinet Bredin Prat

Face à l’exceptionnelle ampleur des conséquences de l’épidémie de Covid-19 sur l’économie, l’État a d’ores et déjà eu recours à de nombreux outils de soutien aux entreprises, que ce soit sous la forme de prêts garantis, de reports d’échéances sociales et fiscales, de remises d’impôts directs ou encore de versements d’aides.

Le Gouvernement envisagerait aussi, compte tenu des difficultés financières de certaines grandes entreprises cotées, de procéder à des recapitalisations, des prises de participation ou même des nationalisations. Rappelons quel est le cadre juridique applicable à une telle intervention de l’État.

Nationalisation, prise de participation ou recapitalisation : de quoi parle-t-on exactement et quelle est la procédure à suivre ?

De nombreux termes sont employés pour désigner une intervention de l’État au capital d’une entreprise. L’expression de « nationalisation temporaire » était en vogue ces derniers temps. En réalité, au sens strict du terme, une nationalisation est un transfert de propriété forcé, résultant « d’une décision de la puissance publique à laquelle le ou les propriétaires sont obligés de se plier », pour reprendre la définition du Conseil constitutionnel1.

Conformément à l’article 34 de la Constitution, une telle nationalisation ne peut être décidée que par la loi. En revanche, une loi n’est pas nécessaire lorsqu’une cession de titres se fait par voie amiable, quand bien même celle-ci aboutirait à donner à l’État la majorité du capital d’une entreprise. Pour éviter toute confusion entre ces différents types d’opérations, l’expression plus neutre d’ « opérations d’acquisition » est utilisée, par exemple, par l’ordonnance du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique. Pour sa part, le terme de « recapitalisation » désigne en principe le renforcement des fonds propres d’une entreprise, par la voie d’une augmentation de capital. Alors que la simple cession évoque un changement de propriétaire d’actions existantes, la recapitalisation permet une injection de fonds propres, reposant sur l’émission de nouvelles actions. Dans le contexte du Covid-19, il semblerait que le recours à la nationalisation forcée soit exclu, l’État envisageant davantage de recourir à des prises de participation amiables, sous diverses formes, acquisition ou souscription, majoritaire ou minoritaire.

Ces opérations amiables présentent en effet une certaine souplesse dans leur mise en œuvre. Elles se formalisent principalement par le biais du contrat conclu entre l’État et le vendeur des actions ou l’émetteur de titres. Un acte administratif est en outre nécessaire pour matérialiser la décision de l’État de conclure ce contrat : l’acquisition est décidée par décret, lorsqu’elle entraîne le transfert de la majorité du capital d’une société au secteur public, ou par arrêté du ministre chargé de l’économie dans les autres cas. Au surplus, le ministre chargé de l’économie n’est pas tenu de saisir la commission des participations et des transferts (CPT), afin de recueillir son avis sur la valeur de la société, alors qu’une telle saisine est obligatoire pour les opérations de cession. Notons qu’à l’inverse, les régions doivent obligatoirement consulter la CPT lorsqu’elles souhaitent entrer au capital d’une société commerciale, dans les cas énumérés à l’article R. 4211-7 du code général des collectivités territoriales.

Quels sont les motifs pouvant justifier l’intervention de l’État ?

En droit interne, l’État dispose traditionnellement d’une grande liberté d’appréciation lorsqu’il décide d’entrer au capital d’une entreprise. Rares sont les textes encadrant les motifs justifiant son intervention. On peut mentionner les « lignes directrices » présentées au Conseil des ministres le 15 janvier 2014 qui guident l’action de l’Agence des participations de l’État. Si elles expriment la doctrine de l’État actionnaire, elles n’ont toutefois pas de valeur juridique. Comme le relève la Cour des comptes dans son rapport de 2017 sur l’État actionnaire, elles ne contraignent pas l’État dans ses choix d’investissement.

En pratique, on observe que l’État est souvent intervenu en fonds propres dans le but de sauver des entreprises en difficulté, et ce dans un grand nombre de secteurs de l’économie. A titre d’exemple, il a procédé à la recapitalisation d’Air France en 1994 en raison d’une crise touchant le secteur aérien ou encore à celle d’Areva en 2017 du fait de ses difficultés financières. De même, il est entré au capital d’Alstom en 2006 alors dans une situation financière critique ou encore de PSA en 2014 pour lui redonner les capacités d’investissement nécessaires pour engager une nouvelle phase de son développement.

On notera toutefois que, dans la cadre de la crise actuelle, la loi assigne au soutien de l’État un objectif précis. En effet, la loi du 25 avril 2020 de finances rectificative pour 2020 ne s’est pas bornée à inscrire un montant exceptionnel de 20 milliards d’euros de crédits pour que le Gouvernement dispose des moyens budgétaires nécessaires à son intervention en fonds propres auprès des entreprises. Elle a également prévu à son article 22 que ces interventions doivent concourir « à soutenir l’économie en renforçant les ressources des entreprises présentant un caractère stratégique jugées vulnérables ».

Le droit de l’Union européenne pour sa part encadre de manière beaucoup plus stricte les interventions en fonds propres de l’État. A cet égard, la Commission européenne a défini un certain nombre d’exigences dans son encadrement temporaire pour les aides d’État destinées à soutenir l’économie dans l’épidémie actuelle de COVID-19 du 8 mai 2020. La compatibilité des mesures de recapitalisation avec le droit des aides d’État est subordonnée notamment aux conditions suivantes : l’intervention de l’État doit être nécessaire, au sens où aucune autre solution appropriée ne serait disponible ;

  1. elle est doit être justifiée par un « intérêt commun », qui peut résider par exemple dans la prévention des difficultés sociales susceptibles de découler d’une défaillance du marché ;
  2. elle doit être, quant à sa taille, limitée à ce qui est nécessaire pour assurer la viabilité de l’entreprise ;
  3. elle doit être temporaire, le bénéficiaire et l’État étant tenus d’établir une stratégie de sortie du capital ;
  4. le bénéficiaire ne doit pas être une entreprise qui était déjà en difficulté au 31 décembre 2019 et
  5. enfin, l’entreprise est soumise à des exigences particulières en matière de gouvernance qui sont d’une part, l’interdiction de distribuer des dividendes et d’autre part, la limitation de la rémunération des dirigeants.

Les interventions en fonds propres de l’État sont-elles soumises à des contreparties de la part de l’entreprise bénéficiaire ?

Pour la première fois, avec la crise du Covid-19, le législateur a subordonné les interventions en fonds propres de l’État à des contreparties de la part du bénéficiaire. L’article 22 de la loi du 25 avril 2020 de finances rectificative pour 2020 exige en effet de l’Agence des Participations de l’État qu’elle veille à ce que « ces entreprises intègrent pleinement et de manière exemplaire les objectifs de responsabilité sociale, sociétale et environnementale dans leur stratégie, notamment en matière de lutte contre le changement climatique ».

Certes, on pourrait penser que la formulation de cette condition est relativement générale. Toutefois, l’article 22 met en place un important dispositif de contrôle. Le Gouvernement est d’abord tenu de remettre un rapport au Parlement sur l’utilisation des ressources et l’état de la mise en œuvre des objectifs de RSE dans la stratégie des entreprises bénéficiaires contrôlées par l’État, « notamment en matière de lutte contre le changement climatique et de respect de l’Accord de Paris sur le climat ». Ce rapport évalue ainsi la compatibilité de leurs stratégies « avec la stratégie nationale de développement à faible intensité de carbone définie à l’article L. 222-1 B du code de l’environnement et les objectifs de l’article L. 100-4 du code de l’énergie ». Rappelons que parmi ces objectifs figurent celui de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 et d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, ou encore celui de réduire la consommation énergétique finale de 50 % en 2050 par rapport à la référence 2012. Enfin, le Haut Conseil pour le climat devra rendre un avis sur le rapport du Gouvernement. De telles obligations sont loin d’être négligeables. Elles démontrent une évolution dans la conduite de l’action de l’État actionnaire.

 

[1] Cons. const., 19 janv. 1984, n° 83-167 DC, consid. 23.

 

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