Par Ségolène Barbou des Places, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Depuis la mi-mars, la vie de l’Union européenne est ponctuée de nouvelles mesures de limitation des mouvements de personnes dans l’Union européenne, vers l’UE et depuis l’UE. Pour évaluer la portée et la légalité de ces mesures, il faut distinguer les mesures de restriction de la libre circulation des personnes (qui font l’objet d’un billet séparé) et les contrôles aux frontières Schengen. Ces deniers sont régis par le Code Frontières Schengen (ci-après « CFS ») qui est structuré autour de la distinction cardinale entre frontières externes et frontières internes de l’espace Schengen.

Le 17 mars, le Président du Conseil européen a annoncé ce que la presse a qualifié de « fermeture des frontières extérieures de l’Union européenne ». Il s’agit, en réalité, d’une décision de restriction temporaire – pour une durée de 30 jours – des « voyages non essentiels » dans l’UE [1] . Les européanistes s’interrogeront sans doute sur la nature juridique et l’auteur (l’UE ou les États membres conjointement ?) de ce joint statement qui a posé la restriction. En tout état de cause, le texte traduit la volonté de l’UE, et en particulier de la Commission, de coordonner l’action des États. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas décidé de « fermer » hermétiquement les frontières externes mais ont restreint les voyages : des exceptions sont prévues pour certaines catégories limitatives de personnes. Après avoir prolongé une première fois les restrictions jusqu’au 15 mai, la Commission a, le 8 avril, recommandé une nouvelle extension jusqu’au 15 juin.

Les contrôles aux frontières internes ont, quant à eux, été restaurés de façon unilatérale par les États membres à partir du 11 mai ; ces derniers lieux ont ainsi rapidement établi des points de franchissement des frontières. Pour le reste, les mesures de contrôles des frontières nationales sont sensiblement différentes d’un État à l’autre. C’est d’abord l’intensité du filtrage aux frontières qui varie. Certains États (Pologne, Slovaquie, Hongrie notamment) ont instauré des contrôles frontaliers stricts assortis de limites maximales à la libre circulation. D’autres États (Pays-Bas, Grèce, Lettonie par exemple) ont préféré une logique d’ouverture. Un groupe intermédiaire est composé d’États qui optent pour une formule alliant contrôles et passage conditionné (c’est notamment le cas de la France), certains recourant à la distinction entre voyages essentiels et non-essentiels (Allemagne, Danemark). Une autre variable a trait aux frontières concernées par les mesures : si de nombreux États ont réinstauré des contrôles sur l’intégralité de leurs frontières, d’autres (comme la Suisse) ont restreint les contrôles à certaines portions de leurs frontières seulement. Enfin, si les contrôles visent généralement à établir le droit d’entrée de la personne, dans d’autres cas (comme en Autriche), il ne s’agit que de contrôles sanitaires (relevé de température, suivi le cas échéant de placement en quarantaine). La Commission considère d’ailleurs que ces contrôles sanitaires ne constituent pas des « contrôles aux frontières » au sens du CFS.

Les mesures unilatérales des États sont-elles conformes au droit Schengen ?

Ces mesures, souvent draconiennes, remettent en cause la règle cardinale de l’ « absence de contrôle aux frontières des personnes franchissant les frontières intérieures entre les États membres de l’Union » énoncée à l’article 1er du CFS. En principe, les frontières intérieures peuvent en effet « être franchies en tout lieu sans que des vérifications aux frontières soient effectuées sur les personnes, quelle que soit leur nationalité » (art. 22 CFS). Mais les articles 25 à 28 du CFS prévoient des exceptions au principe d’interdiction des vérifications aux frontières internes.

Une moitié des États s’est donc fondée sur l’article 28 du CFS, qui prévoit la réintroduction temporaire en cas de situation « nécessitant une action immédiate ». Lorsqu’une « menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure d’un État membre exige une action immédiate », l’État concerné peut immédiatement réintroduire des contrôles aux frontières intérieures, pour une période n’excédant pas dix jours. Dans ce cas, l’État doit notifier sa décision aux autres États et à la Commission – ce que les États ont fait dans leur grande majorité. Les contrôles peuvent être prolongés si la menace persiste mais seulement « pour des périodes renouvelables n’excédant pas vingt jours ». La durée totale de la réintroduction du contrôle aux frontières intérieures ne peut pas dépasser deux mois sur le fondement de l’article 28.

L’autre base juridique est l’article 25 CFS qui autorise la réintroduction du contrôle aux frontières pendant une période d’une durée maximale de 30 jours ou pour la durée prévisible de la menace grave si elle est supérieure à 30 jours. Cette disposition a l’intérêt de permettre aux États de prolonger les contrôles pour une durée allant jusqu’à deux ans. Mais pour activer l’article 25, ils doivent notifier leur intention aux autres États membres et à la Commission au plus tard quatre semaines avant la réintroduction prévue ou dans un délai plus court quand les circonstances à l’origine de la nécessité de réintroduire le contrôle aux frontières sont connues moins de quatre semaines avant la date de réintroduction prévue.

On devine que l’article 25 a été – et est encore – largement utilisé par les États membres dans le cadre de la crise du Covid-19. Il a été prioritairement activé par deux groupes d’États. Le premier groupe est celui des États (comme la Finlande) qui, dès l’origine envisageaient sans doute de pratiquer des contrôles dans la longue durée. Le second groupe est composé des États qui pratiquaient des contrôles aux frontières internes avant l’apparition de la pandémie. Lors de la crise migratoire en 2015 (et en lien avec les attentats terroristes), six États – France, Autriche, Danemark, Allemagne, Suède et Norvège – ont réintroduit les contrôles aux frontières qu’ils ont ensuite prolongés par un cumul discutable des bases juridiques qu’offre le CFS. Relevons aussi qu’une grande partie des États qui a eu recours à l’article 28, en mars, a décidé de le prolonger en se fondant sur l’article 25. Début mai, la Commission a ainsi reçu de nombreuses nouvelles notifications pour des contrôles allant jusqu’à fin novembre.

S’ils sont légaux, ces contrôles aux frontières créent parfois de vives tensions entre les États, notamment quand ils portent une atteinte considérée comme disproportionnée à la vie des frontaliers. La Commission européenne tente donc de coordonner l’action des États : à cette fin, elle a établi, le 15 avril, une roadmap pour ordonner les mesures de déconfinement. Malgré cela, l’unilatéralisme domine, justifiant les appels à une nouvelle répartition des compétences entre l’UE et ses États en matière sanitaire.

 

[1] « L’UE+ » désigne les États membres Schengen (dans lesquels sont comptés la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie et Chypre malgré leur situation spécifique au regard du droit Schengen) et les 4 États associés à Schengen (Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse). L’Irlande est aussi visée ainsi que le Royaume-Uni si cet État décide de s’aligner sur la décision commune.

 

Lire aussi : « La libre circulation des personnes dans l’Union européenne à l’épreuve de la Covid-19 »

 

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