La Cour de cassation a rendu le 28 novembre une décision indiquant un lien de subordination entre la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy et ses coursiers à vélo, une première dans ce secteur économique, qui pourrait se retrouver métamorphosé.

Décryptage par Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l’Ecole de droit de la Sorbonne et à Sciences Po, Membre du Club des juristes.

« Il ne faut pas surestimer la portée de cet arrêt »

 A quoi correspond l’affaire Take Eat Easy ?

 Un livreur à vélo inscrit comme micro-entrepreneur, condition première pour travailler avec ce type de plateforme, saisit le Conseil des prud’hommes en demandant la requalification en contrat de travail. Ce dernier, puis la Cour d’Appel de Paris se déclarent incompétents, soulignant qu’il n’était lié par aucune clause d’exclusivité ni d’obligation de non-concurrence, insistant sur sa « liberté totale de travailler ou non, qui lui permettait de choisir chaque semaine ses jours de travail et leur nombre sans être soumis à une quelconque durée du travail, mais aussi de fixer seul ses périodes d’inactivité ou de congés et leur durée».

La Cour de Cassation a pourtant pris une position opposée le 28 novembre 2018, mettant en avant un pouvoir de direction et de contrôle : « L’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier», avantage concurrentiel déterminant côté client pour ce type de livraison, ou Uber. Mais aussi l’exercice d’un pouvoir disciplinaire : quatre « strikes » pouvant conduire à une déconnexion, « la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier ». Requalification.

Sur le principe, rien de nouveau. Placé sous le signe de l’ordre public de protection (« L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » Ass. Pl. 4 mars 2003), le droit du travail déjoue les éventuelles fraudes en appliquant le principe de réalité, et au-delà du contrat formel (ex : sous-traitant, artisan-taxi) analyse la réalité quotidienne du travail en traquant les indices objectifs d’une subordination juridique permanente.

Mais le juge ne doit pas non plus voir des salariés partout (cf. CS, 3 juin 2009, dit « Ile de la Tentation ») en ignorant que pour produire collectivement un bien ou un service, une « organisation » est nécessaire : avec un centre de décision et des contrôles ne transformant pas pour autant toutes les personnes participant à cette activité économique en salariés subordonnés. A fortiori dans la société de l’innovation qui s’annonce, bien éloignée de l’usine métallurgique verticale et  taylorisée  sur laquelle a été  fondé le droit du travail.

Les circonstances de l’espèce auraient-elles joué ? 1. Le cycliste avait eu deux accidents de la circulation dans les deux mois précédents, avec un mois d’arrêt sans bénéficier du généreux régime général de la sécurité sociale. 2. Il a assigné l’entreprise quelques jours avant sa liquidation : son nouveau statut de salarié lui permettra sans doute de récupérer (auprès de l’AGS…) des créances, perdues pour les 2300 autres cyclistes laissés au bord de la route. 3. Les contraintes sont ici particulièrement importantes, avec quatre intervenants : le client, la plate-forme, le cycliste mais aussi le restaurant.

Quelles en sont les conséquences ?

Sur un plan général, il s’agit d’une remise en cause du modèle économique de ce type de plate-forme de livraison – pas de toutes ! – reposant sur le refus global du droit du travail, mais aussi de la protection sociale allant avec (cotisations sociales, assurance-chômage).  Car ce premier arrêt d’une juridiction suprême s’ajoute à un nombre impressionnant de décisions judiciaires mais aussi administratives dans le monde entier, et surtout au très menaçant arrêt Uber-Espagne rendu par la CJUE le 20 décembre 2017 (aff. C-434/15) : pour qualifier Uber d’entreprise de transport soumise au droit local, la Cour avait  fondé une grande partie de sa décision sur l’étroite dépendance des chauffeurs.

Sachant que la plupart de ces grandes plateformes perdent aujourd’hui beaucoup d’argent, cette requalification pourrait  émouvoir les investisseurs. Circonstance aggravante pour eux : une éventuelle requalification de dizaines, voire de centaines de travailleurs indépendants en salariés entraînerait des conséquences majeures sur le plan collectif: à commencer par des élections pour la création d’un comité social et économique avec monopole syndical au premier tour, négociations obligatoires pour les entreprises de plus de 300 collaborateurs, etc…

Mais il ne faut pas surestimer la portée de cet arrêt. On imagine mal que des milliers de salariés de Deliveroo et autres Uber Eats se précipitent demain aux prud’hommes pour obtenir une requalification aux effets financiers voire pénaux (travail dissimulé) certes tout à fait considérables, mais pouvant  entraîner des conséquences peu souhaitées par les intéressés. D’abord obéir à un employeur, avec ordres à exécuter et horaires contraints ; mais aussi une éventuelle action en répétition de la plate-forme, désormais employeur, sur les recettes touchées par le ci-devant indépendant.

Pour l’avenir, il est tentant côté plate-forme de reprendre les indices de subordination énoncés par la Cour de cassation et chercher à les minimiser. Un simple SMS envoyé au coursier lui indiquant l’adresse du restaurant puis celle du client ne conduirait pas à la géolocalisation permanente du coursier, retenu comme indice fort de subordination. Mais ce sont alors les clients, voulant savoir où en est leur pizza ou trouver immédiatement un chauffeur Uber à proximité, qui risquent de partir à la concurrence…

Faut-il que le législateur intervienne ?

On le voit mal adopter une présomption irréfragable de non-salariat pour les travailleurs des plateformes afin de briser cette nouvelle jurisprudence.

Il était déjà intervenu avec la loi du 8 août 2016 ayant rappelé à ces « travailleurs  indépendants » leur droit de se syndiquer et de cesser collectivement le travail. Puis avec la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » du 5 septembre 2018, à partir d’un principe partagé par les intéressés, peu attirés par la « subordination juridique permanente » inhérente au contrat de travail. Peu importe le flacon (le statut), pourvu qu’on ait l’ivresse: revenu minimum + protection sociale. Le projet de loi proposait donc aux plateformes de rédiger une Charte prévoyant un revenu d’activité décent, des mesures pour prévenir les accidents (risque quotidien pour les cyclistes ou les chauffeurs), des règles d’alimentation du Compte personnel de formation, enfin des garanties en cas de rupture.

Avec une belle contrepartie en faveur des plateformes acceptant de se doter d’une telle Charte : son établissement « ne peut caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs. » Mais ce cavalier législatif, qui n’interdisait pas une requalification mais ne la favorisait pas en permettant de démontrer un comportement d’employeur, a été censuré par le Conseil Constitutionnel le 4 septembre 2018.

Présenté en conseil des Ministres le 26 novembre 2018, le projet de loi « Mobilités » prévoit de reprendre intégralement ce texte censuré privant un contentieux de l’essentiel de son intérêt, mais conduisant indirectement à la construction d’un troisième statut à l’instar du « worker » britannique, qui pourrait commencer par déstabiliser les deux autres.

C’était avant l’arrêt du 28 novembre 2018.

Par Jean-Emmanuel Ray

Jean-Emmanuel Ray organise pour la revue « Droit Social » un colloque au Collège des Bernardins dans la matinée du vendredi 7 décembre 2018: « Quelle place pour les syndicats dans le nouveau modèle social ? ».    Dalloz Formation, Tél. 01 40 64 13 00, courriel : [email protected]