Par Jimmy Charruau, Docteur en droit public, Enseignant-chercheur à l’Université d’Angers

Le 5 mars 2020, le président ivoirien Alassane Ouattara annonçait son intention de ne pas briguer un 3ème mandat lors de l’élection présidentielle du 31 octobre 2020. Le 8 juillet, celui qu’il appelait son « fils », Amadou Gon Coulibaly, premier ministre et candidat désigné par le parti au pouvoir, meurt subitement. Invoquant un « cas de force majeure », le président Ouattara revient sur son engagement et annonce, le 6 août, sa candidature. Le 22 août, il est officiellement investi par son parti.

Pourtant, la Constitution ivoirienne rend a priori impossible cette candidature : « le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois » (art. 55). Élu en 2010 puis réélu en 2015, le Président aurait déjà atteint le « quota » de mandats que la Constitution autorise.

Reste que cette Constitution n’est entrée en vigueur qu’en 2016, soit après ces deux élections. Se pose donc la question de savoir si ce nouveau texte a eu pour effet de « remettre les compteurs à zéro », alors même qu’aucune nouvelle élection présidentielle n’a eu lieu après son adoption.

Quels sont les arguments avancés par les opposants au pouvoir ?

Ceux qui contestent cette candidature invoquent l’article 183 de la Constitution : « La législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». Puis, adoptant une conception large du terme « législation » (incluant les dispositions constitutionnelles), ils se réfèrent à l’ancien article 35 de la Constitution de 2000, lequel prévoyait la même limitation que celle posée au nouvel article 55. Ils concluent ainsi leur raisonnement : par l’article 183, un « pont » serait créé entre les deux constitutions, de sorte que la règle hier prévue à l’article 35 n’aurait fait que changer d’enveloppe pour se retrouver à l’article 55 et s’appliquer de manière continue au Président. Dit autrement, la continuité de la règle juridique impliquerait la continuité du décompte des mandats présidentiels.

Telle était d’ailleurs l’intention des constituants de 2016 qui, après avoir demandé au Président Ouattara s’il souhaitait se représenter en 2020 – lequel répondit par la négative –, avaient entendu verrouiller la Constitution par une lecture combinée des articles 55 et 183. Le Ministre de la Justice avait ainsi écarté un amendement parlementaire – alors jugé inutile – précisant que la limitation des mandats était applicable au Président en exercice.

L’argument de la continuité des mandats est enfin conforté par l’article 179 : « Le Président de la République en exercice à la date de la promulgation de la présente Constitution nomme le Vice-Président de la République ». En se référant au Président « en exercice », la Constitution de 2016 acte l’existence d’au moins un des précédents mandats. L’édiction d’une nouvelle constitution ne les aurait donc pas effacés.

Quels sont les arguments avancés par le parti au pouvoir ?

Les sympathisants du Président Ouattara rejettent l’interprétation précédemment livrée de l’article 183 et n’y voient que la consécration classique du principe de continuité législative (et donc non constitutionnelle). On retrouve d’ailleurs cette disposition dans les Constitutions ivoiriennes de 2000 (art. 133) et de 1995 (art. 76), sans que personne n’y ait un jour lu un quelconque renvoi aux constitutions précédentes.

Il paraît en effet curieux de considérer qu’une République puisse être régie par deux constitutions distinctes. Il n’a pas été décidé en 2016 de procéder à une révision de la Constitution – qui aurait eu pour effet de maintenir la Constitution de 2000 en vigueur – mais d’en créer une nouvelle. Celle-ci a instauré un ordre constitutionnel distinct du précédent qu’elle a implicitement abrogé. L’article 184 nouveau confirme cette absence d’effet rétroactif : « La présente Constitution entre en vigueur à compter du jour de sa promulgation ». Le regard (constitutionnel) est donc porté vers l’avenir.

Pour lever toute ambiguïté, l’article 55 aurait pu être plus précis, en prenant exemple sur la Constitution béninoise : « nul ne peut, de sa vie, exercer plus de deux mandats » (art. 42). Les constituants ivoiriens ne l’ont pas fait ; cette omission autorise plus encore une interprétation littérale de l’article 55, qui ne s’appliquerait que pour les mandats à venir.

Le Conseil constitutionnel ivoirien validera-t-il la candidature du président Ouattara ?

C’est le 16 septembre prochain que le Conseil constitutionnel ivoirien doit se prononcer sur la validité des candidatures. La moitié des membres étant nommée par le Président (art. 128), l’enjeu n’est pas tant de savoir si celle du Président Ouattara sera approuvée que de voir quel raisonnement sera adopté. Le Conseil pourrait en ce sens trouver appui chez ses homologues (plus ou moins) voisins ; le même problème s’étant présenté en 2005 au Burkina Faso pour la réélection de Blaise Compaoré et en 2012 au Sénégal pour celle d’Abdoulaye Wade. Dans leurs décisions respectives des 14 octobre 2005 et 29 janvier 2012, les juges constitutionnels ont validé ces candidatures au motif que la limitation des mandats ne peut concerner ceux exercés sous l’ancienne constitution.

Enfin, le pouvoir d’interprétation de la constitution dont dispose le Président ne doit pas être sous-estimé. Lorsque les juristes sont divisés, cet « interprète authentique » a tout intérêt à user de ce pouvoir pour donner un sens aux dispositions constitutionnelles contestées. Le Président Ouattara le sait bien : « Qui d’autre connaît mieux cette Constitution que moi ? », lança-t-il devant ses sympathisants à l’occasion de son investiture. Est-il nécessaire de rappeler qu’en 1962, le général De Gaulle avait interprété l’article 11 de la Constitution française de telle manière qu’il l’autorise à soumettre directement au référendum un projet de loi constitutionnelle, s’affranchissant ainsi de la procédure contraignante de révision prévue à l’article 89 ?

Alassane Ouattara pourrait donc a priori valablement se présenter à l’élection présidentielle de 2020 et, si les électeurs lui donnent accès à ce mandat « 3 en 1 », en briguer un « second » en 2025.