Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes, Spécialiste de droit électoral

(http://blogdudroitelectoral.fr)

L’abstention a été particulièrement forte pour le premier tour des élections municipales le 15 mars 2020, s’établissant à plus de 55% au premier tour, soit 18 points de plus qu’en 2014. Il est grandement possible qu’il en soit de même pour le second tour le 28 juin, en raison de la crainte du Covid-19, du désintérêt des Français qui auraient désormais bien d’autres préoccupations, ainsi que de la proximité des vacances d’été. Pour tenter d’enrayer cette tendance, le Gouvernement et le législateur ont décidé de renforcer les outils existants, sans innover grandement sur le fond, rejetant notamment le recours au vote par correspondance ou le vote électronique. À raison, selon Romain Rambaud, spécialiste de droit électoral, professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes.

Le Club des juristes : Quels sont les dispositifs envisagés pour favoriser la participation le 28 juin prochain, malgré les craintes liées à la crise sanitaire ?

Romain Rambaud : À plusieurs reprises, le Gouvernement a indiqué sa volonté d’améliorer certains dispositifs pour contrer la crainte liée à la situation sanitaire, par la voie réglementaire ou par voie de circulaires pour certains, et avec l’accord du Parlement pour ceux qui nécessitent une modification de la loi.

S’agissant des éléments ayant besoin de l’intervention d’une loi, après le dépôt de plusieurs propositions de lois à l’Assemblée Nationale et au Sénat, il a été décidé par le Gouvernement de privilégier comme « véhicule » le projet de loi qui devrait être adopté « au cas où » l’élection ne pourrait finalement pas se tenir le 28 juin, après l’avis que le Conseil scientifique doit rendre 15 jours avant l’élection.

Il s’agit du projet de loi portant annulation du second tour du renouvellement général des conseillers municipaux et communautaires, qui est actuellement en débat à l’Assemblée Nationale (le texte a été adopté en commission et doit être discuté en séance). Cela n’est pas sans paradoxe : les dispositions applicables au second tour se trouveront dans une loi qui prévoit l’hypothèse de son annulation ! À ce stade, le projet de loi prévoit seulement de faciliter les procurations. Par dérogation à l’article L. 73 du Code électoral, chaque mandataire pourra disposer de deux procurations, y compris lorsqu’elles sont toutes les deux établies en France, alors que la règle normale est de pouvoir disposer d’une seule procuration établie en France (plus une procuration établie à l’étranger, ou deux procurations établies à l’étranger). Le texte pourra être enrichi par le Parlement. En outre, la facilitation des procurations devrait être complétée par des mesures réglementaires. Un décret n°2020-643 du 27 mai 2020 relatif au report du second tour prévoit ainsi, conformément aux souhaits du Conseil scientifique, que les procurations établies pour le second tour du 22 mars qui n’a pas eu lieu restent valables pour le second tour du 28 juin. Enfin, dans la continuité de l’instruction du 9 mars 2020 relative aux modalités de vote par procuration qui s’était déjà appliquée au premier tour, la possibilité pour des délégués des officiers de police judiciaire de se déplacer auprès des personnes vulnérables pour faciliter l’établissement de procurations pourrait être confirmée et développée. Tout cela sera précisé aussi par voie de circulaires. Les gestes barrières du premier tour seront évidemment reconduits, le port du masque obligatoire en plus.

Le Gouvernement a cependant écarté l’hypothèse de créer des dispositifs nouveaux, tels que le vote par correspondance ou le vote électronique, alors que cela était proposé par des personnalités politiques de bords différents, de LR, du Modem ou du PS. Le Sénat a même adopté le 2 juin 2020 une proposition de loi sénatoriale tendant à sécuriser l’établissement des procurations électorales et l’organisation du second tour des élections municipales de juin 2020, mais elle ne sera pas reprise.

LCJ : Le vote par correspondance ou le vote électronique n’auraient-ils pas été de bonnes idées pour lutter contre l’abstention ?

R. R. : En soi, si, il s’agit d’une bonne idée : il ne faut pas écarter par principe le vote par correspondance (le vote électronique reste plus controversé), qui fonctionne bien dans beaucoup de pays. En Suisse, dans le canton de Genève notamment, ainsi qu’en Bavière, en Allemagne, le vote par correspondance a permis de maintenir le second tour des élections locales (alors que le premier s’était tenu le 15 mars comme en France) en basculant dans un système de vote exclusivement par correspondance. Avec succès, puisque la participation fut au rendez-vous. Mais dans ces territoires, le vote par correspondance existe depuis plusieurs décennies, est bien maîtrisé par les administrations et dispose de la confiance des électeurs. Basculer d’un premier tour où coexistaient les deux systèmes de vote, à la fois présentiel et distanciel, à un système de vote exclusivement par correspondance au deuxième tour était donc plus facile dans ces pays, et ceci même dans un délai court, de deux ou trois semaines.

En France, dans la mesure où le vote par correspondance a été supprimé en 1975 et n’existe plus que pour l’élection des députés des Français de l’étranger (on peut mentionner l’expérimentation dans les prisons pour les élections européennes de 2019, mais celle-ci constitue un cas spécifique), il n’existe pas (plus) la logistique et les habitudes qu’il y a dans ces pays. Il y avait trop d’obstacles pour mettre en place ce dispositif.

LCJ : Quels sont ces obstacles ? Sont-ils vraiment rédhibitoires ?

R.R. : Le problème n’est pas du tout le vote par correspondance en tant que tel mais le manque de temps dont on disposait pour le mettre en place et dès lors, ces obstacles me semblent bien rédhibitoires. Il existe tout d’abord un standard international, consacré en droit français par la loi de clarification du droit électoral du 2 décembre 2019 qui entrera en vigueur le 30 juin 2020 après le second tour, de stabilité du droit électoral : il en résulte que les règles du jeu ne doivent pas être modifiées trop peu de temps avant le scrutin, car cela est potentiellement source d’erreurs, de fraudes ou de soupçons de manipulation, qui peuvent affecter la sincérité du scrutin. En Pologne, le pouvoir en place avait voulu mettre en place un vote exclusif par correspondance, très mal pensé, qui avait conduit à d’intenses polémiques et à des doutes sur la sincérité de l’élection présidentielle à venir : celle-ci a été reportée en catastrophe au regard de l’avalanche de critiques. Finalement, alors que l’élection devait avoir lieu au plus tard au mois d’août, elle aura lieu le 28 juin avec un système mixte, adopté mi-mai, mais cette organisation est très critiquée en raison de la précipitation de cette nouvelle organisation, la classe politique étant très divisée et ayant des craintes concernant la sincérité du scrutin. C’est vraiment l’exemple à ne pas suivre !

En outre, en France, l’efficacité des services de La poste et la question du traitement des votes peuvent être questionnées, alors que les conditions sont dégradées. Enfin, l’efficacité du vote par correspondance pour lutter contre l’abstention n’est pas suffisamment certaine alors que la situation sanitaire s’améliore : le bilan risques/avantages s’en trouve ainsi dégradé. Il est sûr que dans son refus de la création d’un vote par correspondance, le Gouvernement n’a pas fait preuve d’audace, mais de prudence. C’est sans doute préférable : ces élections municipales ont déjà posé beaucoup de problèmes : il n’était pas nécessaire d’en rajouter. Tout le monde s’attend déjà à une forte abstention et il est préférable de ne pas ajouter à celle-ci des erreurs ou des fraudes, qui entacheraient définitivement ce scrutin alors que nous arrivons, bon an mal an, à sortir de cette mauvaise passe. Néanmoins, tout cela montre aussi que l’archaïsme des opérations électorales françaises n’a pas permis de surmonter la crise : il faudra retenir la leçon pour l’avenir.

 

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