Par Luc Mayaux, professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III), Directeur de l’Institut des assurances de Lyon

Quand on passe des assurances de choses (L. Mayaux, Assurance et coronavirus : le drame des pertes sans dommage, blog du coronavirus, 2 avr. 2020) aux assurances de responsabilité, les obstacles à la garantie sont moindres mais réels.

Nous raisonnerons à partir de deux exemples qui seront notre « fil rouge » : l’assurance « responsabilité civile produits » d’un fournisseur (qui n’a pu livrer ses clients du fait du virus, ce qui entraîne des pertes d’exploitation pour ceux-ci) et l’assurance garantissant la faute inexcusable d’un employeur (supposé avoir eu conscience du danger auquel est exposé son personnel du fait du virus et n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver, selon la définition de cette faute par la chambre sociale de la Cour de cassation : Cass. soc., 31 octobre 2002, n° 00-18359 : Bull. civ. V, n° 336). Plusieurs questions se posent : quant à la nécessité d’un dommage, à sa nature, à la force majeure, et à l’exclusion éventuelle des conséquences d’une épidémie.

L’assureur RC est-il tenu en l’absence de dommage ?

La réponse est évidemment négative. Contrairement à l’assureur de choses qui peut garantir des pertes sans dommage (L. Mayaux, art. préc.), l’assureur de responsabilité n’est tenu que si le fait de son assuré a causé un dommage à un tiers (lequel dommage est source de pertes pour l’assuré, mais c’est une autre histoire). Si l’on préfère, il est tenu si l’assuré est tenu d’une dette de réparation (la conséquence étant que le jugement de condamnation de l’assuré constitue le sinistre de responsabilité pour l’assureur : solution classique depuis Cass. 1re civ., 12 juin 1968 n° 65-14399 : D. 1969, jur. 249, note A. Besson).

Cela dit, l’ingéniosité du juge de la responsabilité étant sans limite, ce qui peut apparaître comme des pertes sans dommage (ex. des pertes d’exploitation non consécutives à un dommage matériel subi par la victime) ou un préjudice sans dommage et donc a priori non réparable (ex. le préjudice d’anxiété en l’absence de dommage corporel), peut être « élevé » au rang de dommage entraînant la responsabilité de celui qui en est à l’origine. L’astuce (si l’on peut dire) est d’élargir la notion de dommage, en partant de la simple atteinte à une chose ou à une personne pour en arriver à la lésion d’un droit ou d’un intérêt (qu’il soit patrimonial ou extra-patrimonial, comme pour le préjudice d’anxiété).

Le dommage est ainsi « dématérialisé » pour devenir une abstraction juridique, sans que cela soit nécessairement contestable dans une perspective de protection des victimes. En pareille hypothèse, l’assuré étant déclaré responsable, l’assureur sera en principe tenu. On l’aura compris, dans les deux hypothèses envisagées (notre fil rouge), l’absence de dommage au sens matériel du terme n’est pas un obstacle.

L’assureur RC est-il tenu de tous les dommages ?

Pour les raisons que l’on vient d’exposer, la réponse de principe est affirmative. L’alignement des planètes de la responsabilité et de l’assurance fait que la nature des dommages (matériel, corporel, immatériel comme des pertes d’exploitation) est normalement indifférente. Ce que l’assuré est tenu de réparer, l’assureur devra le garantir. Cela dit, la réalité contractuelle est toute différente. L’assureur ne garantit pas nécessairement tous les types de dommages et de la même manière (chaque catégorie de dommages ayant généralement son propre sous-plafond). En particulier, les « dommages immatériels purs » (qui ne sont la conséquence d’aucun dommage matériel ou corporel subi par le réclamant ou un tiers) ne sont généralement pas couverts. On peut douter notamment qu’un assureur de responsabilité accepte de garantir des pertes d’exploitation liées à des biens qui ont pour seul défaut de ne pas avoir été livrés (ce risque étant plutôt couvert par une assurance de choses, dite « carence des fournisseurs », souscrite par le client, au demeurant peu répandue).

L’interrogation porte seulement (si l’on ose dire) sur l’éventuelle fragilité juridique de la clause limitative de garantie, qui dépend largement de sa qualification. Si elle est regardée comme définissant l’objet de la garantie (limité à tel type de dommage), son ambiguïté éventuelle donnera simplement lieu à interprétation. Si elle est qualifiée d’exclusion (y compris indirecte, c’est-à-dire déduite a contrario de la clause définissant la garantie), elle doit être formelle et limitée (C. assur., art. L. 113-1) ce qui, pour la jurisprudence, exclut toute interprétation. La clause obscure sera éradiquée. La qualification étant très ouverte (car fondamentalement exclusion et clause définissant la garantie répondent au même objectif : délimiter celle-ci), le risque pour l’assureur est bien présent. En pratique, il est plus important pour les polices de type « tous risques sauf » que pour celles dites « à périls dénommés ».

L’assureur RC est-il tenu des conséquences de la force majeure ?

On n’envisagera pas ici la force majeure obstacle à l’obligation de l’assureur. C’est un autre sujet sur lequel nous nous sommes déjà exprimé (L. Mayaux, Coronavirus et assurance, JCP G 2020, Libre propos, 295). On n’évoquera que la force majeure obstacle à l’obligation de l’assuré. A notre avis, l’obstacle n’est pas présent pour l’employeur qui sait que le virus peut être là et ne prendrait pas toutes les précautions pour en protéger ses salariés sur leur lieu de travail. En tout cas, il ne saurait se retrancher derrière le fait qu’il avait l’autorisation d’ouvrir son établissement du fait qu’il vendait des produits de première nécessité (décr. n° 2020-293, 23 mars 2020, art. 8, II, annexe). L’autorisation ne doit pas être assimilée au fait du prince (qui, de toute manière, n’imposerait pas d’ouvrir le commerce à n’importe quelles conditions).

En revanche, la force majeure pourrait être invoquée par le fournisseur (ou l’importateur) qui se trouve face à un empêchement qui échappe à son contrôle, qui ne pouvait être raisonnablement prévu et dont les effets ne peuvent être évités (pour paraphraser l’article 1218 du Code civil). Ou alors, c’est à désespérer de la notion de force majeure et du juge qui refuserait de l’appliquer. Si elle joue, comme nous le pensons, le débiteur sera exonéré totalement de sa responsabilité. Du fait que l’assuré n’est pas tenu à réparation, l’assureur ne sera pas tenu à garantie. Il en va ainsi quand bien même une clause du contrat d’assurance garantirait les conséquences de la force majeure. Une telle extension présente un intérêt quand le régime de responsabilité lui-même exclut la force majeure des causes d’exonération (comme en matière d’accidents de la circulation depuis la loi « Badinter » du 5 juillet 1985 : art. 2). Il dérive alors vers un régime d’indemnisation car il n’y a pas de responsabilité sans causalité et la force majeure rompt le lien causal.

Mais, il faut bien une assurance pour couvrir ce risque, laquelle, faute de mieux, relève des assurances de responsabilité (en l’occurrence mal nommées). On songe aussi à une responsabilité contractuelle aménagée par une clause étendant l’obligation d’un contractant aux conséquences de la force majeure (ce qui « tire » cette fois la responsabilité vers une forme de garantie). Là encore, une assurance de « responsabilité » pourra couvrir ce risque. Mais, hors ces hypothèses, l’extension de la garantie d’assurance à la force majeure, au demeurant très rare, est vaine. Comme on l’a déjà dit, ce que l’assuré ne doit pas, l’assureur de responsabilité ne peut le devoir.

L’assureur RC est-il tenu malgré une exclusion des conséquences d’une épidémie ?

Cette exclusion est fréquente, ce qui devrait protéger l’assureur qui garantirait notamment la faute inexcusable de l’employeur. Naturellement, il faut supposer que cette exclusion soit valable, ce qui renvoie à la question déjà évoquée de son caractère formel et limité. L’inquiétude vient de la jurisprudence ayant éradiqué, pour non-respect de ces exigences, l’exclusion du mal de dos, des maladies liées à l’alcool ou des troubles psychiques (v., respectivement, Cass. 2e civ., 13 juin 2019, n° 18-18267 ; Cass. 2e civ., 18 janv. 2006, n° 04-17279 : Bull. civ. II, n° 17 ; RGDA 2006, p. 514, note S. Abravanel-Jolly ; Cass. 2e civ., 2 avr. 2009, n° 08-12587 : Bull. civ. II, n° 81 ; RGDA 2009, p. 1206, note J. Kullmann).

Mais, tout en sachant que le champ médical est truffé de mines pour les assureurs, il nous semble que cette jurisprudence n’est pas ici transposable. Si les exclusions évoquées ci-dessus ont été réputées non écrites, c’est pour deux raisons (alternatives ou cumulatives selon les cas).

Elles ne sont pas limitées (cas des pathologies liées à l’abus alcool qui, eu égard au caractère plurifactoriel de certaines maladies, sont trop nombreuses pour ne pas, selon l’expression consacrée, « vider la garantie de sa substance »).

Et elles ne sont pas formelles car insuffisamment précises (cas de l’exclusion du mal de dos qui a contrario est « sauvée » quand la clause est plus précise : v. Cass. 2e civ., 19 mai 2016, n° 15-18477 : RGDA 2016, p. 353, note M. Asselain). Au contraire, l’exclusion des conséquences d’une épidémie et, plus encore, d’une pandémie ne vide pas la garantie de sa substance (car un épisode comme celui du COVID 19 est extrêmement rare) et, sauf à exiger de nommer le virus (mais, par hypothèse, ce n’est pas possible quand il est nouveau), elle paraît suffisamment précise. Les médecins savent définir et identifier une épidémie d’origine virale, même s’ils peinent à prévoir sa dangerosité. Évidemment, tout dépend de la manière dont la clause est rédigée, ce qui laisse subsister une incertitude. Mais c’est le propre des exclusions que de mettre le juriste sur le qui-vive.

 

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