Par Sabine Lavorel – Maître de conférences HDR en droit public à l’Université Grenoble Alpes – Centre de Recherches Juridiques
La question des « pertes et préjudices » a dominé l’agenda de la COP 27 qui s’est tenue à Charm el-Cheikh du 6 au 19 novembre. Le sujet était en effet au centre des négociations climatiques internationales, après les inondations historiques dont ont notamment souffert le Pakistan et le Nigéria ces derniers mois. Les 197 Etats parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) sont parvenus, à l’issue de négociations houleuses, à un accord prévoyant notamment la création d’un nouveau Fonds visant à compenser les dommages subis par les pays les plus touchés par les impacts du changement climatique. Cette décision constitue une avancée majeure dont la portée doit toutefois être mise en perspective.

La question des « pertes et préjudices » constituait l’un des enjeux essentiels de la COP27. De quoi s’agit-il ?  

La question de la réparation des dommages résultant du changement climatique constitue l’un des principaux points d’achoppement des négociations climatiques internationales depuis 30 ans. Lors du sommet de Rio en 1992, qui devait conduire à l’adoption de la CCNUCC, les petits Etats insulaires en développement avaient déjà mis en exergue l’existence de dommages irréversibles résultant notamment de l’élévation du niveau des océans, et avaient proposé la création d’un mécanisme d’indemnisation. Cette proposition avait toutefois été rejetée, et la question des dommages climatiques écartée des négociations internationales pendant plusieurs années.

Si l’expression « pertes et préjudices » (traduction officielle de « loss and damage ») apparaît pour la première fois dans le Plan d’action de Bali adopté par la COP 13 en 2007, le document n’en précise cependant ni le sens ni la portée juridique. Il faut attendre la COP 19 en 2013 pour que, sous la pression du G77 et de la Chine, soit adopté le Mécanisme international de Varsovie pour les pertes et préjudices. Le MIV est doté de trois fonctions principales : améliorer la connaissance et la compréhension des outils globaux de gestion du risque ; développer le dialogue et la coordination entre les acteurs concernés ; et renforcer l’action et le soutien au profit des pays les plus affectés par le réchauffement climatique.

Les travaux réalisés dans le cadre du MIV ont permis notamment de préciser l’étendue des « pertes et préjudices ». L’expression désigne les dommages causés par le changement climatique anthropique qui ne pourront pas être évités même si les émissions mondiales de gaz à effet de serre étaient durablement réduites, ni surmontés par des efforts d’adaptation. Ces dommages inévitables et irréversibles peuvent tout autant résulter d’événements climatiques extrêmes que de changements de long terme (augmentation des températures, désertification, élévation du niveau de la mer…) ; ils incluent des dommages économiques (perte de ressources, d’infrastructures…) et non économiques (pertes en vies humaines, dégradation de la santé, déclin de la biodiversité, disparition de sites culturels…).

L’enjeu de ces dommages est loin d’être anodin : ils pourraient représenter, sur le long terme, les deux tiers de l’ensemble des dommages climatiques dans le monde. Les pays les plus pauvres sont les plus largement touchés. Un rapport récent estime que, depuis 1991, 97 % des personnes frappées par des événements climatiques extrêmes l’ont été dans les pays en développement, ce qui représente 189 millions de victimes par an – dont 676 000 morts. Une autre étude évalue le coût des pertes et préjudices dans les PED entre 290 et 580 milliards de dollars par an d’ici à 2030, et jusqu’à 1 700 milliards en 2050.

En 2015, dépassant l’opposition de plusieurs pays industrialisés, l’Accord de Paris consacre la notion de pertes et préjudices. Son article 8 reconnaît « la nécessité d’éviter les pertes et préjudices liés aux effets néfastes des changements climatiques, […] de les réduire au minimum et d’y remédier ». Les pertes et préjudices sont ainsi reconnus comme un domaine d’action à part entière de la communauté internationale, le troisième pilier du régime climatique international avec l’atténuation et l’adaptation.

Cette consécration textuelle n’a cependant pas mis fin aux revendications des PED. L’Accord de Paris laisse en effet en suspens un grand nombre de questions, qu’il s’agisse des flux de financements envisageables pour faire face aux dommages, du traitement des déplacés climatiques ou de la réparation des dommages subis. La question de la responsabilité reste le principal point d’achoppement des négociations, l’Accord de Paris excluant (à la demande notamment des États-Unis) que son article 8 constitue le fondement d’un mécanisme d’indemnisation ou de compensation pour les pertes et préjudices – alors même que l’objectif des PED est précisément celui-ci.

En quoi l’accord négocié lors de la COP 27 constitue-t-il une avancée historique en matière de justice climatique ?

À l’ouverture de la COP 27, la question des pertes et préjudices ne figurait même pas à l’agenda. À la demande du G77 et de la Chine, les pays développés ont cependant accepté que la question soit inscrite in extremis à l’ordre du jour – sous réserve toutefois que les discussions portent sur la coopération et la facilitation, et non sur la responsabilité et l’indemnisation.

Les négociations ne se sont dénouées qu’à la faveur d’un revirement inattendu de l’Union européenne, qui s’était jusqu’alors opposée à tout financement des réponses aux pertes et préjudices. Quelques heures avant la fin de la COP, l’UE a accepté la création d’un Fonds bénéficiant aux pays « très vulnérables », financé par « une large base de donateurs » (incluant la Chine), mais qui ne serait qu’un élément d’une « mosaïque » de financements à élaborer. Ce revirement européen, suivi par les Etats-Unis, a ouvert la voie à un accord prévoyant trois avancées : la création de nouveaux mécanismes de financement – dont un Fonds spécifique – pour aider les PED les plus vulnérables à faire face aux pertes et préjudices ; la mise en place d’un « comité de transition » chargé d’identifier les sources de financement et de déterminer les modalités de fonctionnement du Fonds, qui seront proposées à la COP 28 ; et l’institutionnalisation du Réseau de Santiago, créé en 2019, qui vise à fournir une assistance technique aux pays vulnérables afin d’évaluer leurs besoins et d’identifier les interventions nécessaires pour répondre aux dommages climatiques.

Cette décision constitue une avancée notable en matière de justice climatique car les PED n’ont pas les moyens d’assumer seuls les effets dramatiques du changement climatique, qui les affectent particulièrement alors même qu’ils ont très peu contribué aux émissions globales de GES. Jusqu’ici, les mécanismes internationaux existants (à l’exemple du Fonds Vert pour le Climat) ne permettent de financer que les efforts de réduction des émissions de GES ou les mesures d’adaptation pour se protéger contre les impacts du réchauffement. Mais aucun ne permet d’aider les Etats confrontés à une catastrophe climatique. La mise en place d’un mécanisme de compensation dédié aux pertes et préjudices est une réponse directe à ces revendications.

Pour autant, la création de ce Fonds de compensation ne doit pas être perçue comme ouvrant la voie à un régime de « responsabilité climatique » des Etats industrialisés, ou d’« indemnisation » des dommages irréversibles causés par le changement climatique dans les pays les plus vulnérables. Le mécanisme créé relève bien plus de la solidarité internationale que de la reconnaissance d’une « dette climatique » des pays développés à l’égard des pays en développement.

En revanche, la création de ce Fonds témoigne du paradoxe qui est au cœur des négociations climatiques et qui contribue à les dévoyer : la communauté internationale est prête à financer la réparation d’une partie des dommages causés par le changement climatique, mais pas à limiter ces dommages en réduisant davantage les émissions de GES et l’usage des énergies fossiles. Sur ces deux points, en effet, la COP 27 n’a réalisé aucun progrès par rapport au Pacte de Glosgow adopté en 2021.

Les contours de ce Fonds pour les pertes et préjudices sont encore flous. Que peut-on en espérer ?

Le « comité de transition », dont la première réunion est prévue pour mars 2023, devra préciser les modalités de fonctionnement du Fonds et ses sources de financement. Si la décision de créer ce Fonds constitue une victoire pour les pays vulnérables, il doit néanmoins devenir opérationnel rapidement pour répondre effectivement aux besoins des PED. Dans cette perspective, les recommandations que soumettra le comité de transition aux Etats parties lors de la COP 28 devront trancher plusieurs questions sensibles : quels seront les pays éligibles à cette aide ? Lesquels alimenteront le Fonds ? Comment seront déterminés les montants alloués ? Qui va décider des projets financés ?

S’agissant des pays récipiendaires, l’accord précise que seront concernés en priorité les « pays particulièrement vulnérables », ce qui devrait conduire le comité de transition à proposer une définition ou des critères de vulnérabilité climatique. Mais l’un des enjeux majeurs est surtout de mettre en place un mécanisme efficace, dont le déclenchement ne soit pas lié à des conditionnalités trop strictes qui limiteraient son utilité en cas de catastrophe climatique.

La question de l’origine des financements qui viendront abonder le Fonds est encore plus épineuse. L’objectif de l’UE et des Etats-Unis est que d’autres contributeurs que les pays industrialisés y participent, notamment les pays émergents très émetteurs de GES tels que l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Inde ou la Chine – qui a pourtant refusé d’y participer. L’un des intérêts de l’accord conclu à la COP 27 est de prévoir la mise en place de mécanismes de financement complémentaires, susceptibles d’alimenter non seulement le Fonds mais aussi d’autres dispositifs centrés sur les pertes et préjudices, à l’exemple du Réseau de Santiago.

Un sommet a été annoncé pour juin 2023 à Paris afin de trouver des mécanismes de financement innovants pour l’ensemble de ces dispositifs, en vue d’un « nouveau pacte financier avec les pays les plus vulnérables ». Les solutions ne manquent pas : si le Président français a évoqué, au-delà des contributions des Etats, la mobilisation de la Banque mondiale, du FMI et des banques de développement, des ONG prônent la taxation des entreprises extractrices ou des émissions des secteurs aérien et maritime.

Pour l’heure, plusieurs pays se sont d’ores et déjà engagés à alimenter ces différents mécanismes. Les sommes recueillies, autour de 360 millions de dollars, sont toutefois dérisoires par rapport à l’ampleur des besoins. Surtout, les financements annoncés ne sont souvent pas des engagements supplémentaires, mais des fonds qui avaient été alloués aux mécanismes de financement de l’atténuation ou de l’adaptation, et qui ont été réorientés. Il est à craindre en effet que les Etats arbitrent entre les différents mécanismes, le Fonds pour les pertes et préjudices s’ajoutant à quatre autres fonds pour le climat déjà existants… que les Etats peinent à alimenter à la hauteur de leurs engagements.

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