Par JB Thierry – Maître de conférences à l’Université de Lorraine
Erratum : alors qu’il était annoncé qu’E. Philippe serait auditionné par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République le lundi 24 octobre 2022, la presse a annoncé que l’audition avait été avancée et que E. Philippe avait été placé sous le statut de témoin assisté. L’article ci-dessous a été rédigé et publié avant que cette information ne soit connue.

Lundi 24 octobre, E. Philippe sera auditionné par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République. Un an après l’ancienne ministre de la Santé, A. Buzin, c’est au tour de l’ancien premier ministre d’être convoqué afin de s’expliquer sur sa gestion de la crise sanitaire du Covid 19. Il lui est ainsi notamment reproché d’avoir mal géré le stock de masques et d’avoir tardé à réagir face à la crise, activant la cellule interministérielle de crise seulement le 17 mars 2020 et maintenant le premier tour des élections municipales le 15 mars 2020.

Dans quel cadre juridique a été convoqué Édouard Philippe et quels sont les faits qui lui sont reprochés ?

Édouard Philippe est convoqué devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte contre lui, M. Olivier Véran et Mme Agnès Buzyn, du chef d’abstention de combattre un sinistre, prévu à l’article 223-7 du code pénal. Cette commission d’instruction a été saisie le 7 juillet 2020 par le procureur général près la Cour de cassation, suite à la transmission le 3 juillet 2020, par la commission des requêtes de la Cour de justice de la République de plaintes relatives à la gestion de la crise sanitaire, formées par des syndicats, des médecins et des particuliers. Il faut ici préciser que le réquisitoire introductif du procureur général près la Cour de cassation est nécessairement pris contre personne dénommée, en application de la loi organique sur la Cour de justice de la République.

Les plaignants avancent que l’ancien premier ministre n’aurait pas demandé à son gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour combattre l’épidémie et protéger la population. Il lui est ainsi reproché la mauvaise gestion du stock de masques (insuffisant et non renouvelé) et sa réaction tardive pour tenter d’endiguer l’épidémie.

A cet égard, les conclusions de la Commission d’enquête du Sénat remises le 11 décembre 2020 font état d’une « impréparation » de la France et d’un « manque d’anticipation des autorités sanitaires face à la crise ». Le stock stratégique de masques FFP2 se serait asséché depuis 2011, sans être reconstitué ou en tentant de l’être tardivement. Surtout, ce « fiasco des masques » aurait été sciemment dissimulé par le gouvernement, niant la pénurie de masques en dépit d’informations disponibles à ce sujet.

Ces éléments seront étudiés par la commission d’instruction de la CJR qui auditionnera E. Philippe lundi. Cette commission est composée de trois membres titulaires, désignés pour trois ans parmi les magistrats du siège hors hiérarchie à la Cour de cassation par l’ensemble de ces magistrats. Elle est en charge de l’information judiciaire ouverte, c’est-à-dire qu’elle doit procéder à tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation de la vérité selon les règles édictées par le code de procédure pénale. À ce titre, elle peut notamment procéder aux auditions et interrogatoires des membres du Gouvernement. Elle peut également requalifier les faits soumis à son appréciation. En revanche, comme toute juridiction d’instruction, elle ne peut pas instruire sur des faits distincts de ceux qui ont donné lieu à sa saisine.

Quel est l’objet de la convocation d’Édouard Philippe devant la CJR et que devra déterminer la commission d’instruction de la CJR ?

En application de l’article 80-1 du code de procédure pénale, la commission d’instruction de la CJR devra apprécier pendant cet interrogatoire de première comparution s’il existe contre l’ancien Premier ministre des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’il ait pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont elle est saisie. Deux infractions sont en cause : le délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui et le délit d’abstention volontaire de combattre un sinistre. La commission d’instruction de la CJR devra préalablement faire connaître à Édouard Philippe la qualification des faits dont elle est saisie et recueillir ses observations. Son avocat aura également la possibilité de présenter des observations.

Si des indices graves ou concordants sont établis, Édouard Philippe sera mis en examen. À défaut, il sera nécessairement placé sous le statut de témoin assisté, ce qui est une exigence qui résulte de l’article 113-1 du code de procédure pénale : « toute personne nommément visée par un réquisitoire introductif ou par un réquisitoire supplétif et qui n’est pas mise en examen ne peut être entendue que comme témoin assisté ».

À titre de comparaison, Mme Agnès Buzyn, également visée par le réquisitoire introductif du procureur général près la Cour de cassation, a été mise en examen du chef de mise en danger délibérée de la vie d’autrui et placée sous le statut de témoin assisté pour l’abstention volontaire de combattre un sinistre.

A terme, si E. Philippe était condamné du chef de l’une ou l’autre des infractions visées, il encourrait des peines d’emprisonnement (deux ans maximum) et une amende.

Quelle pourrait être l’issue de cette convocation et quelle incidence pour E. Philippe ?

D’un point de vue juridique, les conséquences pour Édouard Philippe vont varier selon qu’il est mis en examen ou placé sous le statut de témoin assisté.

En cas de mise en examen, il deviendrait une partie à la procédure d’instruction. Il aurait donc accès au dossier, ne pourrait être interrogé que par la commission d’instruction de la CJR et, surtout, pourrait effectuer des demandes d’actes et des requêtes en annulation. À la différence des juridictions d’instruction de droit commun, la commission d’instruction est l’unique degré de juridiction en matière d’instruction devant la CJR : elle est donc seule compétente pour statuer sur les éventuelles requêtes en nullité. Un pourvoi en cassation est envisageable contre ses décisions, comme contre les décisions juridictionnelles, c’est-à-dire celles qui tranchent une contestation. Le pourvoi en cassation est porté devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Enfin, la mise en examen pourrait exposer Édouard Philippe à un contrôle judiciaire (qui pourrait par exemple impliquer des mesures visant à limiter sa liberté de se déplacer, à lui interdire l’exercice de certaines activités professionnelles ou à le contraindre à un suivi particulier).

Une assignation à résidence sous surveillance électronique, qui imposerait à E. Philippe de demeurer à son domicile ou dans une résidence fixée par le juge serait théoriquement envisageable (elle est possible lorsque la peine encourue est au moins égale à deux ans d’emprisonnement, ce qui est le cas pour l’abstention volontaire de combattre un sinistre) mais il est difficile de juger que les nécessités de l’information judiciaire la rendraient nécessaire. Toute détention provisoire est en revanche légalement exclue (elle n’est envisageable que lorsque la peine encourue est d’au moins trois ans d’emprisonnement).

Comme cela a été vu précédemment, Édouard Philippe sera a minima, placé sous le statut de témoin assisté si la commission d’instruction estime qu’il n’existe pas d’indices graves ou concordants rendant vraisemblable la commission des infractions. Ce statut confère des droits assez proches de ceux qui découlent d’une mise en examen, sans être pour autant identiques. Il permet d’avoir accès au dossier et d’être assisté d’un avocat.

Il exclut cependant toute mesure de contrôle, comme le contrôle judiciaire. En outre, le témoin assisté n’étant pas une vraie partie à l’instruction, ses droits procéduraux sont plus limités : s’il peut former des requêtes en nullité, en application de l’article 173 du code de procédure pénale, il ne peut pas solliciter d’acte d’investigation (à l’exception d’une demande de confrontation ou de contre-expertise, par exemple). Ce témoin assisté ne prête pas serment et peut ne pas répondre aux questions qui lui sont posées. Enfin et surtout, il ne peut pas être renvoyé devant la formation de jugement de la CJR.

En plus de ces conséquences purement juridiques, il faut également prendre en compte les conséquences politiques qui résulteront inévitablement de la décision de la commission d’instruction.

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