Le chef de l’État et le patron de Facebook se sont rencontrés le 10 mai afin d’échanger sur différentes propositions pour combattre le contenu haineux sur Internet. La France souhaiterait s’inspirer de ces échanges afin mettre en place de nouvelles législations au niveau français mais aussi européen.
Mark Zuckeberg estime « qu’il arrive un moment où c’est aux gouvernements de prendre des décisions sur ce qu’il est acceptable de dire ou non sur Internet. »

Décryptage par Valérie Laure Bénabou, professeur à l’Université d’Aix-Marseille.

«  Les opérateurs risquent d’être coincés entre le marteau et l’enclume dans la modération des contenus haineux »

Quelle est la place assignée aux réseaux sociaux dans la proposition de loi de lutte contre les contenus haineux sur internet ?

Une grande attention a été portée ces derniers mois à la lutte contre la diffusion de contenus haineux sur les réseaux sociaux, notamment sous le coup de l’émotion suscitée par l’attentat de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Emmanuel Macron, lui-même a, en novembre 2018, initié un dialogue avec Facebook afin d’envisager des solutions opérationnelles visant à endiguer la propagation de tels discours. Pendant une période expérimentale de six mois, début 2019, un groupe d’experts était censé jouir d’un accès privilégié aux outils, méthodes et personnel du réseau social en charge des contenus haineux pour en observer le fonctionnement. Parallèlement, une proposition de loi a été déposée le 20 mars 2019 par la députée LRM Laetitia Avia visant à lutter contre les contenus haineux sur ces plateformes « accélératrices » du phénomène.

La proposition de loi vise en substance à modifier la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) pour définir un nouveau régime de responsabilité applicable aux réseaux sociaux à « fort trafic », i.e. selon un seuil de connexion mensuel sur le territoire français à définir par décret. En marge des mécanismes applicables aux hébergeurs, le cœur du dispositif consisterait à imposer à ces opérateurs l’obligation de retirer ou de rendre inaccessible, dans un délai maximal de 24 heures après notification, tout contenu contrevenant manifestement aux articles 24, 5ème et 6ème  alinéa et 33 3ème et 4ème alinéa de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté́ de la presse, et ce, sous peine d’une sanction déterminée et prononcée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel et susceptible d’atteindre 4 % du leur chiffre d’affaires annuel mondial.

En sus de cette obligation de retrait, qui pose la question de l’évaluation par les opérateurs de réseaux sociaux du « manifestement » contraire à la loi, ces derniers devraient :

  • accuser réception sans délai de toute notification et informer le notifiant des suites données à sa demande de retrait ;
  • ouvrir une procédure de contestation du retrait par l’auteur du contenu retiré ou du maintien par l’auteur du signalement ;
  • aménager une notification allégée pour le signalement, en langue française, par un système de « bouton » commun aux différents opérateurs ;
  • déployer les moyens humains ou technologiques nécessaires à un traitement dans les meilleurs délais et,
  • rendre compte des actions et moyens mis en œuvre dans la lutte contre les contenus haineux en publiant certaines informations dont le Conseil supérieur de l’audiovisuel fixerait la liste.

En outre, l’autorité administrative pourrait enjoindre à ces opérateurs ainsi qu’à tout fournisseur de noms de domaine de bloquer l’accès à tout site, serveur ou à tout autre procédé́ électronique permettant d’accéder aux contenus pour lesquels une décision passée en force de chose jugée a été rendue et dans ce cas, enjoindre à tout moteur de recherche ou annuaire de faire cesser le référencement des adresses électroniques.

Le rapport de la mission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook » va-t-il dans la même direction ?

La double approche adoptée questionne les intentions des pouvoirs publics et la place que les réseaux sociaux sont censés occuper dans la régulation. En effet, en dépit des points communs existants (amende, obligation selon la taille des acteurs), entre la proposition de loi et le rapport de compte-rendu de l’expérience Facebook rendu public début mai, la première repose sur une réglementation plus répressive des réseaux, tandis que le second prône le recours à une réponse plus « agile », fondée sur la co-régulation.

Le rapport commandé par le secrétariat d’État au numérique à Serge Abiteboul, chercheur à l’ENS Paris et directeur de recherche à l’Inria, tout en regrettant de n’avoir pas pu accéder à une information détaillée, et en pointant sévèrement les limites de l’autorégulation, appelle à se reposer sur des mécanismes de co-régulation, qui imposeraient une « internalisation d’objectifs d’intérêt général, sans en prescrire les modalités ». Sont envisagées ainsi d’autres solutions que le retrait des contenus manifestement illicites, pour agir en amont et apporter des réponses graduées telles que la mise en quarantaine, la décélération, la démonétisation, le rappel au règlement de la communauté, etc.

Le modèle serait centré sur la création d’un devoir de diligence des réseaux sociaux vis-à-vis de leurs membres et sur « la crédibilisation » de l’autorégulation via une « accountability by design». Sceptique sur l’efficacité des processus internes de modération, le rapport requiert une « auditabilité » de ces pratiques par une autorité administrative indépendante ou par un auditeur indépendant, à partir d’informations telles que les délais de décision, taux d’erreur, viralité et audience des contenus avant leur retrait

Une approche européenne est également privilégiée dans le rapport qui appelle l’adoption d’un règlement permettant une action coordonnée des autorités nationales face à des acteurs globaux, permettant un meilleur contrôle de la transparence des plateformes. Parallèlement, le retour en force de la régulation nationale qu’autoriserait l’adoption du principe du pays de destination pour mettre en œuvre les principes de responsabilité devrait être corrigé par des mécanismes de « réduction des risques de régulation excessive » assurés notamment via un collège de régulateurs nationaux.

Comment les réseaux sociaux ont-ils réagi à ces annonces ?

Le PDG de Facebook, s’il dit s’être réjoui de l’expérience menée et optimiste sur le futur cadre juridique dessiné par le rapport, appelle les gouvernements européens à davantage de régulation mais aussi d’harmonisation afin d’éviter que les réseaux sociaux n’aient à se plier à des exigences trop variables.

L’entreprise considère que l’assiette de l’amende de 4% sur le chiffre d’affaires mondial l’exposerait, par la multiplication des recours dans différents États, à des sanctions menaçant sa survie économique. Elle redoute aussi que les procédures d’audits envisagées par le rapport ne conduisent à une intrusion trop importante dans ses secrets d’affaires. Enfin, elle s’oppose au délai de retrait de 24 heures après le signalement par un internaute – qui figure également dans la loi allemande – et préférerait réserver ce délai aux seuls signalements émanant des autorités de police ou du régulateur et y substituer, sinon, le nombre de fois où un contenu est vu ou partagé.

Ces objections n’ont, pour l’heure, pas fait dévier l’auteure de la proposition de loi, puisque forte de l’avis du Conseil d’État rendu mi-mai, elle propose désormais des modifications qui vont dans le sens d’un durcissement du cadre réglementaire. Des amendements vont proposer la création d’un délit pénal de non-retrait des contenus et l’extension de son champ aux moteurs de recherche, « au nom du principe d’égalité des plateformes » (sic). Quant à l’obligation de retrait des contenus haineux, elle ne sera pas modifiée même s’il est envisagé de se référer, en complément et non à la place du délai de 24 heures, au chiffre des pages vues et partagées. Le secrétaire d’État au numérique n’a pas démenti, considérant qu’il n’existait pas deux approches antagonistes mais qu’il s’agissait « d’associer le répressif et le préventif ».

Les associations de défense des droits civiques craignent une escalade répressive, notamment avec la proposition nouvelle d’instaurer des peines d’interdiction temporaire de consulter les réseaux (quarantaine) et un risque de censure de contenus légaux, d’autant plus accru que tout contenu « haineux » n’est pas forcément illégal. Pour éviter le « surblocage » Laetitia Avia prévoit désormais, outre un recours pour l’auteur d’un contenu retiré, une sanction administrative de la plateforme en cas de « censure » excessive. Les opérateurs risquent d’être coincés entre le marteau et l’enclume dans la modération des contenus haineux mais ils n’ont pas dit leur dernier mot et le débat parlementaire qui s’engagera début juillet ouvrira sans doute de nouvelles perspectives.

Pour aller plus loin :

Par Valérie Laure Bénabou.