Par Pierre Egéa – Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole
À l’occasion du 65e anniversaire de la Constitution de la Ve République, Emmanuel Macron a prononcé un discours dans lequel il précise qu’il n’exclut pas la possibilité de constitutionnaliser l’indépendance du Parquet. Le Professeur Pierre EGEA analyse les implications d’une telle réforme sur le fonctionnement de la justice.

Dans quel contexte le Président de la République a proposé la constitutionnalisation de l’indépendance du parquet ? 

Le Président de la République dont une des missions est de veiller à l’indépendance de la justice (article 64 de la Constitution) reprend en réalité l’ouvrage qui avait été commencé en 2020 à la suite des déclarations de l’ancienne procureure de la République financière, Élianne Houlette qui avait fait état de « pressions » de la procureure générale de Paris dans le cadre de l’enquête ouverte en avril 2017 à l’encontre des époux Fillon. Le soupçon de politisation de la justice pénale en cette affaire avait conduit Emmanuel Macron à saisir pour avis le Conseil Supérieur de la Magistrature lequel, tout en estimant conformes aux textes et pratiques habituelles au regard de la sensibilité de l’affaire les relations entre le Parquet et l’exécutif, proposait toutefois, sinon « en même temps », de renforcer les garanties d’impartialité du Parquet et d’encadrer les remontées d’information du Parquet vers l’exécutif. Laissée en jachère depuis trois ans, la question du statut du Parquet ressurgit aujourd’hui dans le paquet constitutionnel proposé par le Président au moment même où l’affaire Fillon rebondit à la faveur de la décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023 qui impose inéluctablement que ces derniers soient rejugés au fond.

Que doit-on entendre par « constitutionnaliser l’indépendance du Parquet » ?

L’institution du Parquet français est le résultat de contraintes issues de la Révolution française et de la méfiance des révolutionnaires à l’égard d’un pouvoir judiciaire réduit à n’être qu’une simple « autorité ». Après la séparation des autorités administratives et judiciaires (Loi des 16 et 24 août 1790), le code d’instruction criminelle de Napoléon a poursuivi le mouvement de segmentation en distinguant le siège et le parquet, ce dernier apparaissant comme une « préfecture judiciaire ». Les magistrats du parquet se trouvent ainsi dans la situation singulière de membres de l’autorité judiciaire, placés néanmoins sous l’autorité de l’exécutif, plus particulièrement du garde des Sceaux (art. 5 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature).

Par ailleurs, l’article 64 de la constitution garantit l’inamovibilité des seuls magistrats du siège. Il n’existe donc pas de statut constitutionnel du parquet. La singularité du parquet français a conduit la Cour européenne des droits de l’homme à lui dénier la qualité d’autorité judiciaire au sens de l’article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH, 23 nov. 2011, Moulin c. France) mais la jurisprudence européenne n’a pas affecté sa conformité à la constitution, le Conseil constitutionnel estimant que l’ordonnance de 1958 « assurait une conciliation équilibrée entre le principe d’indépendance de l’autorité judiciaire et les prérogatives que le gouvernement tient de l’article 20 de la constitution » (décision n° 2017-680 QPC du 8 décembre 2017). La position conservatrice du Conseil constitutionnel fondée sur le principe de l’unicité du corps judiciaire n’est évidemment pas incompatible avec une évolution consistant à conférer au parquet un véritable statut constitutionnel garantissant l’indépendance non pas tant d’ailleurs du parquet lui-même, que de ses membres.

Que pourrait contenir la réforme constitutionnelle ?

La revendication libérale de l’indépendance des magistrats du parquet est ancienne. Des évolutions sensibles sont intervenues depuis la Révolution et l’époque napoléonienne. La suppression des instructions individuelles (loi du 25 juillet 2013) a consacré la division entre la politique pénale du gouvernement et l’action publique exercée par le parquet. Individuellement, le magistrat du parquet jouit d’une forme d’indépendance qui lui est reconnue par l’article 33 du code de procédure pénale qui lui fait certes obligation de prendre des réquisitions écrites conformes aux instructions de sa hiérarchie, mais qui lui confère le droit de développer les observations orales « qu’il croit convenables au bien de la justice ». L’article 31 du même code exige qu’il requière « dans le respect du principe d’impartialité ». Par ailleurs, une pratique ancrée depuis 20 ans conduit à désigner les procureurs conformément à l’avis simple du conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Au regard de ces évolutions, la réforme peut prendre deux voies distinctes. La première, modeste, dans la continuité des évolutions antérieures, se traduirait par une amélioration sensible de l’indépendance des membres du parquet,  gravant dans le marbre constitutionnel l’avis conforme du CSM, voire l’inamovibilité que l’article 64 réserve aux seuls magistrats du siège et mettant fin à la pratique des « remontées d’informations » dans certaines procédures judiciaires en cours autorisées par l’article 35 du code de procédure pénale et déclarée conforme à la constitution par le Conseil constitutionnel (décision n° 2021-927 QPC du 14 septembre 2021).

La seconde voie plus ambitieuse conduirait à prendre la pleine mesure des évolutions de la procédure pénale qui ont conduit à renforcer considérablement les prérogatives du parquet, au nom de l’efficacité de la réponse pénale, et à trouver les équilibres propres à assurer l’égalité des armes, l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif et la clarification d’un statut équivoque dont le maintien ne procède d’aucune justification rationnelle. L’opportunité, la faisabilité, la cohérence même d’une telle voie qui pourrait conduire à choisir un système accusatoire étranger à la culture juridique française reste à démontrer. Il est par ailleurs douteux que le niveau constitutionnel – celui des grands principes – soit le plus adapté pour opérer une telle refonte. Il est donc plus que probable que la réforme, si elle advient, empruntera le chemin de la voie modeste.