Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Saclay (UVSQ)

Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, qui aura coûté la vie au professeur d’histoire Samuel Paty, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a été violemment prise à partie sur les réseaux sociaux et les plateaux télé pour avoir protégé celui qui allait devenir le tueur – à tel point que la Présidente de la Cour a dû porter plainte. Retour sur l’office de cette Cour et sur son rôle en matière de protection des étrangers.

Qu’est-ce que la CNDA et quel est son rôle ?

La Cour nationale du droit d’asile est une juridiction administrative spécialisée, qui siège principalement à Montreuil, en banlieue parisienne. Elle est chargée de juger les recours formulés par celles et ceux dont la demande d’asile a été rejetée par l’Office français des réfugiés et apatrides (Ofpra). En effet, comme dans tout État de droit, et comme cela est vrai pour toute décision administrative – à quelques très rares exceptions près – la décision de l’Ofpra est susceptible de recours. C’est là une exigence non seulement internationale et européenne, mais également constitutionnelle, qui protège les droits et libertés de chacun(e) (aussi bien le droit d’asile que le droit de propriété, la liberté d’expression que celle d’entreprendre, etc.).

Le rôle de la CNDA est donc de se prononcer sur le bien-fondé de la décision de l’Ofpra. Le dossier de demande d’asile lui est transmis, avant d’être instruit par un Rapporteur, qui est un agent de la Cour doté de solides compétences en droit et géopolitique. Le Rapporteur analyse le dossier en détail, examine les éléments de faits et de droit qu’il soulève, les observations écrites du requérant et, le cas échéant, de l’Ofpra. Lorsque ce travail est achevé, le demandeur est convoqué à une audience durant laquelle, assisté d’un avocat et d’un interprète, il est questionné par trois juges – parfois un seul. A l’issue de l’audience, les juges délibèrent et rendent leur décision, qui peut soit confirmer la décision de rejet de l’Ofpra, soit l’infirmer.

Dans ce dernier cas, le juge peut soit reconnaître au requérant la qualité de réfugié (s’il craint des persécutions pour certains motifs énumérés par la Convention de Genève de 1951 – religieux, ethniques ou politiques, notamment), soit lui octroyer le bénéfice de la protection subsidiaire (s’il craint la peine de mort, des traitements inhumains ou dégradants ou un conflit armé d’intensité exceptionnelle).

Est-il fréquent que, comme dans le cas du père du terroriste de Conflans, la CNDA annule une décision de rejet d’une demande d’asile ?

Selon le dernier Rapport de la Cour, portant sur son activité en 2019, que chacun peut se procurer en deux clics avant de tweeter ou d’aller sur un plateau, le taux de rejet des recours est de près de 80%. Autrement dit, dans 80% des cas, la Cour confirme les décisions de rejet de l’Ofpra et n’accorde aucune protection. Ainsi, en 2019, la Cour a rendu plus de 66 000 décisions – dont moins de 14 000 accordant une protection. Ce taux de rejet est globalement stable sur les dix dernières années, et il est bien supérieur à certains de ses voisins. En 2019, le taux de rejet des demandes par les instances équivalentes à la CNDA était ainsi, selon les données Eurostat, de 64% en Allemagne et en Italie, et de seulement 20% au Royaume-Uni.

Comment se fait-il que celui qui allait devenir le terroriste de Conflans ait-été protégé ? La Cour n’a-t-elle pas les moyens de refuser la protection à ceux qui représentent une menace pour l’État ?

Dans cette affaire, la Cour a reconnu, en 2011 et selon la procédure indiquée ci-dessus, la qualité de réfugié au père du futur assassin, en raison de ses craintes de persécution pour des motifs politiques liés au conflit et au régime tchétchène. Il s’agit là d’une solution classique, qui tient à la situation dramatique de la Tchétchénie, qui a connu un conflit armé d’une extrême violence, et dont le régime recourt encore très largement – tous les rapports internationaux en attestent – à la torture. Quant au futur terroriste, il n’a pas été protégé directement, mais parce que son père l’a été. En vertu d’un principe bien établi en effet, les enfants du réfugié qui étaient mineurs au moment de leur entrée en France se voient reconnaître la même qualité. On peut concevoir qu’un enfant de 9 ans – l’âge qu’avait, en 2011, le futur terroriste – ne soit pas laissé sans protection si ses parents en obtiennent une.

En outre, si la Cour a protégé cette personne, c’est qu’elle n’avait vu dans son dossier aucun élément susceptible de soulever une clause d’exclusion. Ces clauses sont prévues pour refuser une protection à ceux qui se sont rendus coupables de certains faits dans leur pays d’origine – comme des crimes de guerre, des crimes graves ou des agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Les autorités de l’asile y sont particulièrement attentives, notamment concernant les personnes en provenance de zones de conflit. Elles ont également la possibilité de retirer une protection déjà accordée, soit pour les mêmes motifs, soit lorsque la personne représente, notamment, un danger pour la sûreté de l’État. L’Ofpra et la CNDA connaissent régulièrement de telles affaires, et les retraits de protection pour des personnes suspectées de radicalisation religieuse sont réguliers (voir par exemple cette décision de fin 2019 ou, concernant un Tchétchène, cette affaire de 2018). Encore faut-il que les autorités compétentes – préfectures généralement – préviennent l’Ofpra de ce qu’un réfugié représente potentiellement un tel danger. Rien n’indique cependant que le tueur de Conflans ait à ce point attiré l’attention des autorités avant de commettre son forfait.

La Cour n’a donc jamais protégé de « terroriste » dans cette affaire. Elle a protégé un ressortissant russe et son fils de 9 ans, le premier parce qu’il avait subi des actes de tortures dans son pays d’origine, le second parce qu’il ne pouvait demeurer sans protection alors qu’il était mineur.