Par Kelly Picard, Maître de conférences en droit public à l’Université Jean Monnet, Saint-Étienne (UMR 5137), et Julien Padovani, docteur en droit de l’Université d’Aix-Marseille, enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Bordeaux

« Nous demanderons aux personnes vulnérables, aux personnes âgées, en situation de handicap sévère, aux personnes atteintes de maladies chroniques, de rester, même après le 11 mai, confinées ». Le 13 avril 2020, le Président de la République, annonçant le déconfinement de la population française, en appelait au maintien d’un confinement ciblé des personnes particulièrement vulnérables à la Covid-19. Ces mesures, qui n’ont, à l’époque, pas trouvé de consécration normative mais ont pris la forme de recommandations, reviennent régulièrement au sein du débat politique. Encore récemment, le Chef de l’État en a écarté l’application lors de son discours du 28 octobre 2020 annonçant un nouveau confinement généralisé de la population. Il reste qu’elles seraient à l’étude au sein du Gouvernement, dans le cas d’une diminution de l’épidémie.

Dans quel cadre juridique s’inscrirait le confinement limité aux seules personnes vulnérables ?

Un retour en arrière s’impose pour bien comprendre le contexte juridique dans lequel serait introduite une telle mesure de confinement ciblé. Pour faire face à l’épidémie de Covid-19, le législateur a créé, par la loi du 23 mars 2020, un régime spécial d’état d’urgence sanitaire au sein du Code de santé publique (CSP). À cet effet, l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré, par décret en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire français en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. Afin de garantir la santé publique, le Premier ministre peut alors prendre par décret un ensemble de mesures dérogatoires au droit commun et particulièrement attentatoires aux droits et libertés (art. L. 3131-12 et s. CSP).

Au regard de ces dispositions législatives, on peut s’interroger sur la compétence du pouvoir réglementaire à prendre une mesure de confinement ciblé à certaines catégories de personnes. La loi permet, certes, au pouvoir réglementaire d’établir certaines distinctions (entre établissements, moments de la journée, lieux publics et zones du territoire, par exemple), mais ne semble pas donner d’habilitation générale à distinguer entre les personnes. Les seules distinctions prévues en la matière sont relatives à la quarantaine (pour les personnes risquant d’être affectées) ou à l’isolement (pour les personnes affectées). De ce fait, et jusqu’à présent, il s’est donc agi de procéder à des mesures de confinement généralisé (art. 4 décret n° 2020-1310 du 29 oct. 2020), avec une série d’exceptions pour certains motifs. La mesure de confinement des personnes vulnérables modifierait la logique en la matière, prévoyant une absence de confinement par principe et un confinement ciblé par exception, en fonction de la qualité de certaines personnes, mais en dehors des critères prévus pour la quarantaine ou l’isolement. On pourrait ici considérer que le législateur n’a pas entendu permettre au pouvoir réglementaire de distinguer entre les personnes, s’agissant des mesures de restrictions générales de liberté.

Toutefois – et sauf à explorer la piste de l’incompétence négative – il n’est pas toujours besoin d’habilitation expresse, y compris dans un domaine aussi sensible que celui des droits et libertés, dès lors que les dispositions législatives paraissent suffisamment générales pour permettre au pouvoir réglementaire d’agir dans ce sens. Ainsi que le mentionne le sénateur Philippe Bas dans son rapport parlementaire sur le projet de loi du 23 mars 2020 : « Fortement inspirées de la loi n° 55-383 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, ces dispositions tendent à conférer à l’autorité administrative des prérogatives exorbitantes de droit commun en cas de catastrophe sanitaire ». Par ailleurs, il est prévu que les « mesures prescrites […] sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » (L. 3131-15 CPS in fine).

Une telle mesure de confinement ciblé à des personnes vulnérables pourrait donc, semble-t-il, prendre la forme d’un décret d’application de l’état d’urgence sanitaire applicable à l’ensemble du territoire et ne nécessiterait pas un recours à la loi.

Le confinement limité aux personnes vulnérables serait-il compatible avec le principe d’égalité ?  

S’agissant de la compatibilité aux règles de fond d’un confinement limité aux personnes vulnérables, le principe d’égalité constituerait sans doute l’obstacle juridique le plus fécond. La dignité humaine pourrait être envisagée, mais elle apparaît plus difficile à mobiliser (voir infra).

Principe fondamental de l’ordre juridique français, l’égalité conditionne la garantie de nombre de nos droits et libertés. Elle a pour implication l’uniformité de la règle de droit pour tous ainsi que le prévoit la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.  Il s’agit de faire en sorte « que toutes les personnes placées dans des situations identiques soient soumises au même régime juridique, soient traitées de la même façon, sans privilège et sans discrimination »(Raymond Odent). Un confinement ciblé des personnes au regard de leur âge ou de leur état de santé paraît, à première vue, attentatoire au principe d’égalité.

Cependant, même les principes inscrits aux frontispices des mairies possèdent leurs exceptions. Il est de jurisprudence constante (administrative et constitutionnelle notamment) que ce principe ne s’oppose pas à ce que l’on traite différemment des personnes placées dans des situations distinctes pourvu que la différence de traitement soit en rapport avec l’objet de la norme qui l’établit, lequel objet doit toujours viser l’accomplissement de l’intérêt général. Ici se situe toute la latitude laissée au pouvoir réglementaire qui doit pouvoir mobiliser le critère de distinction des personnes et les considérations d’intérêt général qu’il souhaite, sous le contrôle du juge, qui en vérifie la pertinence au moyen d’un contrôle restreint.

On pourrait donc envisager juridiquement que les personnes âgées ainsi que les personnes présentant des pathologies particulières se trouvent dans une situation différente des autres personnes en raison de la vulnérabilité de leur santé, qui accroît considérablement le risque de mortalité.

Deux difficultés se présentent alors, sur le plan de la pertinence des critères de distinction retenus. La première relève de ce que l’on peut qualifier de pertinence externe, ayant trait à l’intelligibilité des catégories de personnes. Le critère de distinction entre personnes vulnérables et non vulnérables est en effet mouvant, dépendant de l’état des connaissances scientifiques à un moment donné. Une chose a été d’établir une liste susceptible de permettre la mise en activité partielle, sur le plan économique, des personnes vulnérables, selon des critères scientifiques (voir décret du 10 nov. 2020) ; une autre est de limiter drastiquement une grande partie des droits et libertés des mêmes personnes. Le caractère flou du critère de vulnérabilité laisse donc planer un doute quant à la pertinence des critères retenus. À ce titre, le choix de la tranche d’âge est sans doute capital, tout comme celui des maladies à retenir. Cela pourrait poser, en outre, et indépendamment du principe d‘égalité, des difficultés sur le plan de la clarté et de l’intelligibilité de la norme, exigences vérifiées également par le juge (voir récemment, CE, ord., 7 nov. 2020, n° 445825 et s., Association civitas et autres).

La seconde difficulté relève de ce que l’on peut appeler la pertinence interne du critère retenu, mesurée à l’aune des objectifs d’intérêt général poursuivis. Quatre objectifs, au moins pourraient être identifiés, susceptibles d’être combinés : la limitation de la circulation du virus (justifiant en grande partie les mesures de confinement actuelles) ; la protection des anciens et des plus fragiles ; le maintien du fonctionnement des services de réanimation ; ou encore la relance de l’économie. Des difficultés se présentent également ici.

S’agissant du premier objectif, on peut douter de la pertinence d’une telle mesure de confinement ciblé, lequel risquerait au contraire de conduire à l’exact opposé.

S’agissant du deuxième, contraindre les personnes à rester chez elles permettrait en théorie une limitation des risques d’exposition au virus, déjà optimale dans le cadre du confinement généralisé. Ne risquerait-on pas, toutefois, par la circulation accrue des personnes non vulnérables et, par conséquent, du virus, couplée à la nécessité des personnes vulnérables de subvenir à leurs besoins, notamment par une assistance potentielle, de diminuer la protection des plus faibles ? Ici surgit sans doute avec pertinence l’argument de la difficulté de créer une véritable « bulle » autour des personnes vulnérables, mis en avant par le Président de la République. Il convient également de s’interroger quant aux effets délétères qu’une telle mesure pourrait avoir sur les personnes concernées : n’aura-t-elle pas pour conséquence un isolement extrême susceptible de porter atteinte à leur état de santé physique et psychique et donc à leur protection, mettant en péril l’objectif visé ?

S’agissant du troisième objectif, sa pertinence est plus difficile à mesurer. Certes, la limitation des risques de contamination des personnes vulnérables, par la mesure de confinement ciblé, conduirait sans doute à limiter les risques de saturation de réanimation. Toutefois, il n’est pas certain qu’en permettant, par conséquent, une plus grande circulation du virus, d’autres formes de ce dernier ne puissent se retrouver chez les personnes non considérées comme vulnérables à l’heure actuelle. Par ailleurs, le confinement a pour effet bénéfique de diminuer les autres causes de séjours en réanimation, avantage dont ne bénéficierait pas une situation de confinement plus limitée.

Concernant, enfin, la relance de l’économie (finalité qui justifie déjà un certain nombre d’assouplissements au confinement dont l’ouverture des écoles, collèges et lycées), un confinement plus restreint permettrait sans aucun doute de la remplir. Elle demeure toutefois une finalité difficilement autonome, notamment sur le plan politique. Prise isolément, elle ne semble pas pouvoir être la seule exposée par une telle mesure, notamment dans un souci de cohérence de l’action publique depuis le début de la crise sanitaire.

Envisagés de manière combinés, il n’est pas certain que ces objectifs puissent justifier une telle mesure, au regard du caractère potentiellement disproportionné de cette dernière.

En définitive, la rupture d’égalité constitue bel et bien une difficulté importante à l’instauration d’un confinement ciblé, sans qu’elle ne demeure absolument incontournable, en raison de la marge de manœuvre dont pourrait bénéficier le pouvoir réglementaire.

Quels sont les enjeux éthiques qu’une mesure de confinement ciblée aux personnes vulnérables est susceptible de soulever ?

Un confinement limité aux personnes vulnérables pourrait, en dernier lieu, soulever un certain nombre de difficultés sur le plan éthique, qu’il convient d’aborder au risque de produire une analyse froide et désincarnée.

D’abord, à la frontière entre droit et morale, la question du respect de la dignité de la personne humaine doit pouvoir être investie. Sur le plan juridique, elle bénéficie d’un champ d’action relativement réduit. Si elle ne constitue un motif guère opérant pour empêcher, devant les tribunaux, un confinement généralisé, elle pourrait, avec davantage de vraisemblance, être mobilisée par le truchement du principe d’égalité en ce que la discrimination opérée et la stigmatisation qui en résulterait pourraient atteindre les personnes vulnérables dans leur dignité.

Ensuite, la question de l’éthique stricto sensu se pose au regard du caractère particulièrement stigmatisant qu’une telle mesure risquerait d’opérer. Il s’agit, en filigrane, d’un choix de société. On peut d’ailleurs rappeler que peu de cas existent à l’étranger. La ville de Moscou a mis en place un confinement des seniors de plus de 65 ans durant un mois, qui a pris fin le 28 octobre, sans que la mesure ne soit nationale. La Turquie, quant à elle, a ordonné un confinement strict des personnes de plus de 65 ans ou vulnérables, de mars à juin dernier. Depuis le mois de juin, ces personnes ne sont autorisées à sortir qu’à des horaires restreints. Ces deux expériences de confinement ciblé laissent craindre une perte de repère dans notre régime démocratique, le risque étant que certains gouvernements se servent de cette expérience comme d’un précédent, susceptible de justifier la mise à l’écart de certains groupes en cas de menaces sanitaire, terroriste ou environnementale. D’autres catégories d’individus pourraient voir leurs libertés entravées au nom de la protection d’un groupe de personnes jugées « vulnérables » : personnes en migration, en situation de handicap, mineurs, groupes ethniques, peuples autchtones, etc.

Il convient d’ajouter que la conception française du principe d’égalité n’implique pas seulement des droits et libertés. Certaines obligations en résultent sans doute, dont celles de ne pas sacrifier la dignité de nos aînés et personnes vulnérables, sur l’autel de l’économie, tout en ne brimant pas non plus cette dernière au nom d’un ordre public sanitaire disproportionné. Un équilibre doit être trouvé de ce point de vue, qui n’est pas aisé, mais il faut légitimement s’interroger quant au message envoyé.

En somme, si l’intention initiale d’un confinement ciblé peut être louable – la protection des personnes, de la santé publique au sens large, et la relance de l’économie –, il importe de rappeler que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que les conséquences pourraient aller au-delà des effets bénéfiques souhaités. On peut se demander si, à la manière de la plupart des pays, il ne conviendrait pas de continuer à demeurer sur le terrain de la recommandation, en encourageant les personnes vulnérables à une prudence toute particulière, qui sans doute, est déjà de mise, en accord avec les préconisations du conseil scientifique français dans sa note du 26 octobre dernier. Elle devrait par ailleurs se doubler de « mesures concrètes d’accompagnement permettant l’adhésion à l’auto-isolement des personnes à risques pendant une durée suffisante » (avis du Conseil scientifique précité).

En conclusion, s’il est difficile de prédire le choix que retiendra le Gouvernement ces prochaines semaines, le président de la République ayant estimé de manière énigmatique que la mesure « peut être pertinente mais elle n’est pas suffisante », il n’y a, comme souvent, pas plus de certitudes sur le plan juridique.