Par Didier Rebut, Professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas, membre du Club des Juristes
Vendredi 10 septembre, Mme Agnès Buzyn a été mise en examen pour mise en danger de la vie d’autrui et placée sous le statut de témoin assisté pour abstention volontaire de combattre un sinistre par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR). En France, il s’agit de la première personnalité politique à être mise en cause dans ce dossier.
Que signifient ces décisions et dans quel cadre ont-elles été prises ?
La mise en examen de Mme Agnès Buzyn pour mise en danger de la vie d’autrui signifie que les juges chargés de l’information judiciaire ouverte à la CJR considèrent qu’il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable que Mme Buzyn ait pu commettre ce délit. Elle a été prise à l’issue d’un interrogatoire au cours duquel Mme Buzyn a été confrontée à des éléments rassemblés par les enquêteurs et sur lesquels elle a été interrogée. Les explications qu’elle a apportées n’ont pas convaincu les juges, puisque ceux-ci ont décidé de la mettre en examen, ce qui est l’expression d’une forte suspicion de commission d’une infraction. Il convient cependant de rappeler qu’une mise en examen ne préjuge ni d’un renvoi devant la juridiction de jugement ni a fortiori d’une condamnation. La commission d’instruction peut en effet revenir sur sa décision et prononcer un non-lieu en fonction des éléments qui lui sont ultérieurement soumis. En cas de cas de renvoi devant la CJR, une relaxe peut très bien être prononcée par celle-ci. Cela fut le cas, par exemple, pour M. Fabius et Mme Dufoix dans l’affaire du sang contaminé. Ceux-ci avaient été renvoyés devant la CJR qui les a relaxés. Cela a aussi été le cas pour M. Édouard Balladur qui a été pareillement relaxé par la CJR alors qu’il avait été renvoyé en jugement devant celle-ci par la commission d’instruction.
Le placement sous le statut de témoin assisté pour abstention volontaire de prendre ou les mesures permettant de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes témoigne d’une moins grande suspicion. Il est peut-être seulement lié au fait que Mme Buzyn a été, par hypothèse, nommément visée par le réquisitoire ayant saisi la commission d’instruction et alors que l’article 113-1 CPP fait obligation d’entendre la personne nommément visée par un réquisitoire sous le statut de témoin assisté. En tout état de cause, son absence de mise en examen de ce chef traduit le fait que les juges considèrent que les éventuels indices de commission de cette infraction à son encontre ne sont ni graves ni concordants.
Ces deux décisions ont été prises par la commission d’instruction de la CJR, laquelle est composée de trois magistrats de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Cette commission a les mêmes pouvoirs qu’un juge d’instruction. Elle est chargée de faire l’instruction concernant les infractions susceptibles d’être reprochées à des ministres dans l’exercice de leur fonction et dont le jugement est de la compétence exclusive de la CJR. La CJR intervient si la commission d’instruction lui renvoie l’affaire à l’issue de son information judiciaire. Elle est composée de trois magistrats de la chambre criminelle de la Cour de cassation et de six députés et de six sénateurs. Cette composition s’explique par la compétence de la CJR qui porte sur la responsabilité pénale des ministres au titre d’actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions ministérielles. Le législateur a considéré que cette responsabilité pénale doit être appréciée en prenant en compte les contraintes de l’action publique, ce qui justifie, selon lui, que les ministres soient jugés par des députés et sénateurs, lesquels sont supposés avoir une meilleure connaissance de ces contraintes.
Est-ce la première fois qu’un ministre est mis en cause pénalement devant la CJR pour une décision de politique publique ?
D’autres ministres ont déjà été mis en cause pour des décisions de politique publique. Ce fut le cas déjà dans l’affaire du sang contaminé pour Mme Georgina Dufoix, M. Edmond Hervé et M. Laurent Fabius, lesquels ont été poursuivis pour des décisions prises en matière de santé publique dans le contexte de l’apparition de la maladie du Sida. Cela fut aussi le cas pour Mme Christine Lagarde qui a été renvoyée devant la CJR pour s’être abstenue d’avoir exercé un recours contre la sentence arbitrale en faveur de Bernard Tapie dans l’affaire Adidas. Très récemment, une information judiciaire devant la commission d’instruction de la CJR a été ouverte à l’encontre de M. Éric Dupont-Moretti, Garde des Sceaux, laquelle porte sur sa décision d’avoir ordonné des enquêtes administratives sur des magistrats.
Ces procédures ont toutes visé des décisions ministérielles, c’est-à-dire des décisions prises par des ministres au titre de l’exercice de leurs fonctions. Aussi ne peut-on pas dire que l’information judiciaire contre Mme Agnès Buzyn et M. Olivier Véran et M. Édouard Philippe soit sans précédent. On peut la rapprocher de celle ayant visé Mme Georgina Dufoix, M. Edmond Hervé et M. Laurent Fabius, laquelle avait pareillement porté sur des décisions de santé publique. Si M. Fabius et Mme Dufoix ont été relaxés, cela n’a pas été le cas pour M. Hervé qui a été condamné pour homicide involontaire mais dispensé de peine. Il n’empêche que sa condamnation lui a reproché des décisions de santé publique prises dans l’exercice de ses fonctions ministérielles.
On peut certes s’interroger sur cette possibilité de poursuite qui fait courir le risque d’une pénalisation intempestive de l’action publique et peut nuire, de ce fait, à son efficacité. La pratique française consistant à autoriser ces poursuites n’est pas partagée par l’ensemble des autres pays comme le montre le fait que la France soit l’un des seuls pays où des ministres sont mis en cause pénalement pour leur gestion de la pandémie du Covid 19. On peut exclure l’action publique du champ d’application du droit pénal pour la faire relever d’une responsabilité politique. Ses particularités peuvent en effet justifier qu’elle fasse l’objet de sanctions strictement politiques comme une destitution ou une démission. On peut aussi considérer que le bon exercice de l’action publique nécessite une sérénité qui impose que le droit pénal ne lui soit pas applicable. C’est ce qui s’observe pour la fonction judiciaire, laquelle est très largement hors de portée du droit pénal pour ce motif. Cette absence d’application est le fait même des juges, ce qui en garantit l’effectivité et la pérennité. Cela n’est pas le cas pour l’action politique pour laquelle les juges n’ont pas la même compréhension. Il est vrai que l’exclusion du droit pénal du champ de l’action publique serait vraisemblablement mal ressentie en France parce qu’elle serait dénoncée comme un privilège ou une inégalité. En ce sens, les velléités récentes de suppression de la CJR n’avaient pas pour but de protéger les politiques contre leur mise en cause pénale mais au contraire de les faire relever des juridictions de droit commun au motif que la composition de la CJR constituerait un privilège auquel il conviendrait de mettre fin. La position du droit français est donc bien à l’application du droit pénal commun aux ministres, ce que traduit la mise en examen de Mme Buzyn du chef de mise en danger délibérée de la vie d’autrui.
Comment expliquer, dans ces conditions l’émotion et les critiques suscitées par cette mise en examen chez les responsables politiques comme chez de nombreux commentateurs de l’actualité politique ?
Cette émotion et ces critiques s’expliquent, d’une part, par la qualification de mise en danger délibérée de la vie d’autrui qui fonde la mise en examen de Mme Agnès Buzyn. Il convient de rappeler que ce délit punit le manquement manifestement délibéré à une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Les responsables politiques soutiennent que ce caractère délibéré ne pourrait pas être présent dans les actes de politique publique susceptibles d’être reprochés à Mme Buzyn au sens où il ne serait pas concevable qu’elle ait agi sciemment, c’est-à-dire en sachant qu’elle exposait autrui à un risque immédiat de mort ou blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. Ils mettent en avant l’état des connaissances scientifiques et médicales à l’époque où Mme Buzyn était ministre de la Santé. Ils arguent que l’état de ces connaissances empêcherait de considérer que les actes de Mme Buzyn aient eu un caractère délibéré, puisque la gravité et la nature de la pandémie auraient été très largement méconnus.
Cette émotion et ces critiques s’expliquent, d’autre part, par l’intervention, en quelque sorte, en temps réel de ces poursuites pénales, lesquelles sont exercées alors même que la pandémie n’est pas terminée. On fait valoir que ce télescopage entre les poursuites pénales et la gestion politique en cours de la pandémie est grave parce qu’il affecte nécessairement la prise de décision publique, laquelle peut en être retardée sinon paralysée. La commission d’instruction de la CJR est néanmoins dans l’obligation d’agir dès lors qu’elle a été saisie. Elle pourrait certes accorder son action au calendrier politique ou sanitaire. Mais les juges qui la composent ont récemment montré qu’ils ne se préoccupaient pas de ces calendriers. C’est ce qu’ils ont fait en perquisitionnant chez des ministres alors que la pandémie connaissait une grave recrudescence. C’est ce qu’ils font maintenant en mettant Mme Buzyn en examen alors même que le gouvernement est toujours pleinement occupé à sa gestion. On peut y voir une affirmation à l’intention des politiques que le droit pénal et la procédure pénale s’appliquent à eux et à leurs décisions sans aucune clémence ni adaptation. Cela ne devrait pas inciter les politiques à supprimer la CJR pour laisser les juges apprécier seuls leur responsabilité pénale.
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