Par Kevin Mariat – Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris Nanterre
Vendredi 17 mars 2023, la Cour de cassation a examiné « les conditions dans lesquelles la justice française est compétente pour juger des actes de torture, des crimes contre l’humanité ainsi que des crimes et délits de guerre lorsque les faits ont été commis à l’étranger et que leur auteur et la victime ne sont pas français. » Une audience historique pour la lutte contre l’impunité.

Quels sont les enjeux de cette audience et pourquoi est-elle qualifiée d’« historique » ?

Les enjeux de l’audience et de la décision à venir sont quadruples.

Tout d’abord, il s’agit de savoir quel sens donner à l’exigence de double incrimination posée par l’article 689-11 du Code de procédure pénale pour pouvoir retenir la compétence universelle des juridictions françaises en matière de crime de guerre et de crime contre l’humanité. L’article 689-11 exige en effet, pour que les juridictions françaises puissent juger un crime contre l’humanité ou un crime de guerre commis à l’étranger par des étrangers sur des étrangers, que les « faits so[ie]nt punis par la législation de l’État où ils ont été commis ou [que] cet État ou l’État dont la personne soupçonnée a la nationalité » soit partie au Statut de Rome. En l’espèce, il s’agit d’une affaire de potentiels crimes de guerre et/ou contre l’humanité commis en Syrie, par des Syriens sur des Syriens. La Syrie n’étant pas partie du Statut de la Cour pénale internationale, il convient de vérifier la condition de la double incrimination, dont l’interprétation est l’enjeu majeur de l’affaire. S’agit-il d’une exigence de réciprocité d’incrimination du fait ou de qualification du fait ? Dans le premier cas, il suffit que le droit étranger incrimine un des actes constitutifs du crime contre l’humanité ou du crime de guerre (meurtre, violences, etc.) quand bien même l’élément contextuel du crime contre l’humanité (une attaque généralisée ou systématique contre une population civile) ou du crime de guerre (un conflit armé) n’est pas visé par l’incrimination étrangère. Il s’agit de la position  des juridictions du fond mais aussi de celle de la chambre criminelle en matière d’extradition. Dans le second cas, et cela correspond à la position initialement prise par la chambre criminelle au sujet de l’article 689-11, il convient que le droit étranger incrimine tous les éléments de l’infraction de crime de guerre ou de crime contre l’humanité, en ce compris l’élément contextuel.

Ensuite, il s’agit de poser, une fois pour toutes, la définition de la résidence habituelle, exigée par l’article 689-11 du Code de procédure pénale. L’enjeu est aussi de savoir si cette notion est une notion de pur fait, échappant alors au contrôle du juge du droit. La condition de résidence habituelle n’est pas spécifique à l’article 689-11, elle est parfois exigée dans d’autres cas d’application de la loi pénale française à des faits commis à l’étranger. Pour autant, il n’existe pas de définition de cette notion : s’il est sûr qu’être en escale dans un aéroport français ne permet pas de parler de résidence habituelle, suffit-il de venir suivre des séminaires en France, d’avoir un abonnement de téléphonie mobile, d’avoir des factures d’eau à son nom, etc. ? La définition retenue de la résidence habituelle peut donc favoriser ou limiter considérablement la compétence des juridictions françaises.

Le troisième enjeu concerne l’auteur du crime de torture. Ici, la question se pose de savoir si l’auteur de tortures doit être ou non un agent étatique.

Plus largement, le quatrième et dernier enjeu, qui a été soulevé par le procureur général lors de l’audience, est celui de l’effectivité des enquêtes actuellement menées en matière de crime de guerre et de crime contre l’humanité. En effet, suivant la position de l’assemblée plénière sur les questions de double incrimination, de résidence habituelle et d’auteur de tortures, la compétence des juridictions françaises pourrait être plus ou moins limitée et cela pourrait en conséquence mettre en péril les investigations en cours.

La décision à venir sera donc historique au regard des enjeux en termes de lutte contre l’impunité des criminels contre l’humanité et de guerre.  D’autant que l’arrêt rendu sur ce point le 24 novembre 2021 par la chambre criminelle a fait l’objet d’une vive résistance des juridictions du fonds. Le procureur général près la Cour de cassation a en effet indiqué lors de l’audience que, dans de nombreuses affaires, les juridictions du fond avaient maintenu leur position et résisté à la chambre criminelle.

Qu’est-ce que la compétence universelle ? Comment ce mécanisme est-il mis en œuvre ?

La compétence universelle est un titre de compétence très particulier, qui permet au juge pénal français de connaître de faits commis sur le territoire d’un État étranger, par un auteur de nationalité étrangère sur une victime de nationalité étrangère et ne mettant pas en cause les intérêts fondamentaux de la France. La compétence universelle peut être très critiquée, notamment du point de vue de sa légitimité. En effet, le droit pénal repose historiquement sur la souveraineté et plus particulièrement sur son assise territoriale. Aujourd’hui encore, un lien entre la République française et l’infraction est classiquement exigé : le juge pénal français est compétent pour connaître des infractions commises sur le territoire de la République (compétence territoriale), des infractions commises à l’étranger par un auteur français (compétence personnelle active) ou sur une victime française (compétence personnelle passive) ou mettant en cause les intérêts de l’État français (compétence réelle).

La compétence universelle déroge donc, en quelque sorte, à l’exigence d’un lien entre l’État français et l’infraction. Cette particularité de la compétence universelle explique qu’elle soit envisagée comme une compétence subsidiaire, essentiellement fondée sur des conventions internationales. Les articles 689 et suivants du Code de procédure pénale listent limitativement les cas de compétence universelle des juridictions pénales françaises. Parmi ces cas, certains sont emblématiques d’une compétence universelle fondée sur la gravité des actes commis (torture, disparitions forcées, génocide, crime de guerre, crime contre l’humanité, etc.), d’autres plus étonnants (temps de repos des transporteurs routiers au sein de l’Union Européenne). Quoi qu’il en soit, l’article 689-1 exige en principe seulement la présence de la personne sur le territoire français pour permettre la compétence universelle. Et encore, la jurisprudence a précisé qu’il doit seulement exister, pour ouvrir une instruction, des « éléments suffisants » de la présence en France d’au moins une des personnes suspectées (Crim, 10 janvier 2007, bull. n° 7). Surtout, l’article 689-11, qui prévoit la compétence universelle des juridictions françaises pour les crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide, déroge à l’article 689-1 en prévoyant quatre « verrous » à la compétence des juridictions françaises : la résidence habituelle de l’auteur en France ; la double incrimination (sauf pour le génocide depuis 2019 et, quoi qu’il en soit, lorsque l’État sur le territoire duquel a eu lieu le crime est partie à la Cour pénale internationale ou lorsque l’auteur est un ressortissant d’un État partie) ; le monopole du parquet antiterroriste pour déclencher l’action publique ; la subsidiarité de la compétence française, le parquet devant s’assurer que personne ne souhaite poursuivre la personne, y compris la Cour pénale internationale.

Pour quelle(s) raison(s) la Cour de cassation n’avait-elle pas reconnu, en novembre 2021, la compétence de la juridiction française pour connaître des crimes contre l’humanité ?

L’arrêt du 24 novembre a été rendu dans le cadre d’une des deux affaires examinées vendredi dernier. Dans les faits, un ressortissant syrien avait été arrêté puis placé en détention provisoire pour complicité de crimes contre l’humanité commis en Syrie entre 2011 et 2013. Il contestait toutefois la compétence des juridictions pénales françaises faute de double incrimination, la Syrie n’étant pas partie au Statut de la Cour pénale internationale. La question se posait donc : réciprocité d’incrimination ou réciprocité de qualification ? La chambre de l’instruction avait opté pour la première solution et estimé que, même si le droit syrien ne prévoit pas expressément l’infraction de crime contre l’humanité, il incrimine le meurtre, les actes de barbarie, le viol, les violences et même la torture. Contre l’avis de son avocat général, la chambre criminelle a pourtant opté pour l’exigence de réciprocité de qualification, soulignant que « les crimes contre l’humanité sont […] nécessairement commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique. Dès lors, l’exigence posée par l’article 689-11 du code de procédure pénale, selon laquelle les faits doivent être punis par la législation de l’État où ils ont été commis, inclut nécessairement l’existence dans cette législation d’une infraction comportant un élément constitutif relatif à une attaque lancée contre une population civile en exécution d’un plan concerté ».

La question est donc absolument fondamentale, puisque c’est le sort de l’élément contextuel du crime contre l’humanité (et, dans la seconde affaire, du crime de guerre) qui est en jeu : s’agit-il ou non de l’élément le plus important, qui donne sa spécificité à l’incrimination ? C’est peu dire que la décision de l’assemblée plénière, qui sera rendue le 12 mai prochain, est attendue !

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