Par Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’Université de Versailles Saint Quentin

Pouvait-on reporter le premier tour ?

En l’absence d’une mesure de confinement général justifiant le report, les élections devaient se tenir. Au demeurant, il n’y avait pas le 15 mars de solution juridique adéquate permettant un report pour lutter contre la pandémie. Ni les conditions cumulatives, ni l’objet des mesures prévues par l’article 16 de la Constitution ne sont réunis : ce dispositif n’est ni conçu ni rédigé pour une crise sanitaire. L’état de siège n’est pas approprié. L’état d’urgence, même si la loi du 3 avril 1955 vise les « calamités publiques », permet de prendre certaines mesures d’ordre public, conçues pour d’autres objets : l’assignation à résidence de la loi de 1955 n’est pas faite pour éviter la propagation d’un virus ! Les articles L 3131-1 et 2 du code de la santé publique auraient sans doute permis au ministre de la santé d’interdire ponctuellement les rassemblements, mais elles n’auraient pas permis de reporter le vote.

L’article 227 du code électoral prévoit que les conseils municipaux « sont renouvelés intégralement au mois de mars à une date fixée au moins trois mois auparavant par décret pris en Conseil des ministres ». Pour y déroger, il fallait donc une disposition de rang législatif. Dès lors que celle-ci n’était pas prise, ni même envisagée, le report du premier tour était juridiquement délicat, en l’absence d’un état de nécessité dûment constaté (B. Daugeron, le Monde, 12 mars). Les circonstances exceptionnelles n’ont justifié jusqu’ici un report que sur une partie du territoire (cyclone à la Réunion en 1973, troubles armés à l’étranger pour les électeurs concernés en 1998) et souvent ne le justifient pas (chutes de neige dans le Cantal en 1981, tremblement de terre à Wallis en 1993). L’arsenal juridique classique n’était pas adapté pour répondre à la situation, en l’absence d’un « état d’urgence sanitaire » créé par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020.

Peut-on reporter le deuxième tour ?

L’article L. 56 du code électoral en prévoit la tenue le dimanche suivant le premier tour. Dès lors qu’un cas de force majeure se produit sur tout le territoire national dans ce délai, le confinement en est un, il peut justifier un report. Le législateur a agi très vite (R. Rambaud, le Monde, 12 mars). Les restrictions drastiques des libertés d’aller et venir, d’entreprendre, du commerce et de l’artisanat, de religion, ou encore d’enterrer ses morts, proviennent d’une décision de santé publique qui a pour but de préserver la vie humaine. C’est au regard de ce but impérieux que sont jugées les mesures réglementaires prises au titre de l’urgence sanitaire. Le Conseil d’Etat, le 22 mars a même jugées insuffisantes certaines de ces mesures au regard de ce but. Sa prééminence justifie la nature et le caractère impératif des mesures prises, en matière électorale comme ailleurs.

Peut-on discriminer les résultats selon que l’élection a ou non été acquise au premier tour ?

C’est la question la plus délicate, puisqu’elle renvoie, en toutes hypothèses, à l’égalité de suffrage. Si, comme le prévoit l’article 19 de la loi du 23 mars 2020 dans le cas où le second tour a lieu avant juin 2020, les résultats du premier tour sont définitivement acquis – que le conseil municipal ait été désigné ou non – l’atteinte au principe d’égalité du suffrage est limitée, puisqu’elle ne porte que sur les consultations à venir et aboutit pour celles-ci à une modification des règles du second tour. Naturellement, ces règles devront être anticipées avec certitude, notamment pour les fusions de listes et les comptes de campagne, la date butoir du décret de convocation étant fixée au 27 mai 2020. Le législateur a pris soin (XVI de l’article 19) de reporter l’entrée en vigueur de la loi n° 2019-1269 du 2 décembre 2019, qui devait s’appliquer au 30 juin, faute de quoi deux régimes différents auraient régi l’élection. C’est donc le fonctionnement « régulier » du processus électoral qui est bousculé, non la liberté de suffrage.

Si ce calendrier ne peut être respecté et que l’on recommence toute la consultation, premier et deuxième tours, dans les communes où les élections n’ont pas été acquises au premier tour, la portée du vote du 15 mars devient soit définitive, soit nulle. Le principe d’égalité est alors davantage malmené, puisque l’électeur voit son vote validé ou annulé en fonction des résultats du 15 mars.

L’annulation de tout le processus, premier et second tours, qui pouvait être envisagée au motif qu’ils sont trop éloignés l’un de l’autre, n’aurait pas respecté le suffrage universel et fait injure aux électeurs et aux bureaux de vote qui ont fait œuvre civique (JE. Schoettl, l’Express, 15 mars). En l’absence de l’exigence légale d’un seuil minimum de suffrages exprimés, l’annulation, fondée a posteriori sur les taux élevés d’abstention, serait injustifiée : le taux de participation est supérieur à ceux du référendum du 24 septembre 2000 et du second tour des élections de députés en 2017.

Enfin, en dehors de la volonté de « confiner » la composition actuelle des EPCI, qui de toutes façons donne lieu à des systèmes dérogatoires et différenciés (VI, VII et VIII de l’article 19 de la loi du 23 mars 2020) on voit mal, cependant, ce qui justifie que l’on diffère l’installation des nouveaux conseils municipaux élus le 15 mars. Ce choix est paradoxal par rapport aux solutions retenues par la loi du 23 mars 2020 : puisque le premier tour est acquis, ses conséquences devraient l’être également ; les maires ont un rôle à jouer pour faire face à la crise. Le V de l’article 19 valide cependant la composition des conseils municipaux déjà installés et les nominations intervenues lors de la première réunion si elle a eu lieu entre le 20 et 22 mars (art L. 2121-7 du CGCT), mais en diffère les effets jusqu’à leur entrée en fonction, au plus tard en juin 2020. La loi est donc transitoire, aléatoire quant aux dates, complexe, mais elle lutte contre un danger certain lui-même imprévisible, complexe, et on l’espère le plus transitoire possible.

 

À lire : « Mais qui sont les maires en fonction depuis le 15 mars dernier » ?, par Romain Rambaud

 

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