Par Guillaume Goulard, conseiller d’État, président de la 9e chambre de la section du contentieux du Conseil d’État

Durant cette période exceptionnelle, le Conseil d’État s’est rapidement organisé pour assurer ses missions essentielles, tout en respectant au mieux les impératifs de santé publique. La conciliation de ces deux exigences s’est traduite par la mise en œuvre d’un Plan de Continuité d’Activité (PCA).

Dans le cadre de ce plan, le calendrier normal des séances publiques est suspendu et seules les affaires urgentes donnent lieu à des décisions. La priorité est donnée aux référés, tant ceux qui se rapportent à la crise sanitaire que les autres, le cas échéant.

Plusieurs affaires sensibles ont été réglées de cette façon : le 22 mars a ainsi été rendue une ordonnance du juge des référés qui rejette une demande de confinement total mais enjoint au Premier ministre de prendre dans les quarante-huit heures des mesures visant à réexaminer et à préciser plusieurs des dérogations déjà prévues1, ce qu’il a fait ; les 27 et 28 mars ont été rejetées des demandes de référé demandant de prononcer la fermeture des centres de rétention administrative2, d’ordonner la fourniture de matériel de protection aux personnels soignants3 et d’étendre les cas de prescription de l’hydroxychloroquine4. Des dizaines d’autres ordonnances de référé ont été rendues depuis lors.

Le Conseil d’État pourrait, en dehors des référés, examiner d’autres affaires dont le jugement au fond présenterait un caractère d’urgence. Toutefois, pour l’instant, aucune affaire de ce type n’a été identifiée. Aucune question prioritaire de constitutionnalité (QPC), notamment, n’a été regardée comme présentant un caractère d’urgence, à l’exception de celles qui ont été présentées à l’appui de requêtes en référé. On notera, s’agissant des QPC, que la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 a prévu que les délais mentionnés aux articles 23-4, 23-5 et 23-10 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, c’est-à-dire les délais de trois mois dont disposent, respectivement, le Conseil d’État et la Cour de cassation pour se prononcer sur la QPC, et le Conseil constitutionnel pour y statuer, sont suspendus jusqu’au 30 juin 2020. Seule la partie non encore écoulée du délai recommencera à courir, ce qui fait que le délai dont dispose le Conseil d’État pour statuer sur plusieurs QPC, enregistrées en début d’année, devrait expirer en juillet.

Pour les séances de jugement maintenues, qui sont devenues très rares, des mesures de distanciation strictes sont prises. Les audiences ont lieu dans la salle du contentieux, la plus grande salle du Conseil d’État. Le nombre de personnes présentes (membres de la formation de jugement, secrétaire du contentieux, agents des services, avocats et représentants du gouvernement) est réduit autant que possible, pour limiter les risques de contamination. Les parties ou leurs conseils peuvent s’exprimer par le biais de dispositifs de visio-conférence, comme cela a été expérimenté avec succès dès l’audience de référé du 22 mars.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la fonction consultative du Conseil d’État est largement sollicitée. Sous la présidence du vice-président Bruno Lasserre, la commission permanente a examiné, le lundi 23 mars, les projets de loi organique et de loi ordinaire sur l’urgence sanitaire. Les sections administratives ont ensuite travaillé sur une quarantaine d’ordonnances et de textes réglementaires qui ont été pris par le gouvernement dans les jours qui ont suivi le vote de la loi, dans des délais d’une extrême brièveté. Des réunions ont d’abord continué de se tenir au Palais-Royal, avec des effectifs réduits pour respecter les distances de sécurité, avant que les audioconférences ne soient privilégiées.

Ce qui vient d’être décrit est la partie visible du PCA. Au-delà de ces audiences et de ces réunions, tous les membres et les agents du Conseil d’État continuent de travailler, chacun à sa place et selon ses moyens.

Les greffes continuent leur travail, à distance. Les requêtes sont enregistrées, l’instruction contradictoire est menée sur l’application Télérecours. La lecture et la notification des décisions adoptées avant le confinement sont déjà intervenues, à la date prévue. Les greffiers répondent au téléphone pour renseigner les parties.

Le télétravail, qui avait commencé à être mis en place en 2019 et qui avait connu une première accélération avec les grèves de janvier 2020, s’est généralisé à l’ensemble des agents.

Tous les membres de la Section du contentieux ont également adopté le télétravail, presque du jour au lendemain, au prix d’une énorme charge de travail pour les services informatiques. Les rapporteurs, les réviseurs, les rapporteurs publics, dans la mesure où la garde et l’accompagnement scolaire de leurs enfants le permet, étudient les dossiers, rédigent leurs notes ou leurs conclusions et les placent sur le « répertoire partagé » de la même façon que s’ils étaient au bureau.

Grâce à l’application Télérecours qui donne accès à l’ensemble des pièces de procédure, grâce au réseau privé virtuel (VPN) qui permet à chacun d’accéder à sa boîte mail, aux bases de données et au répertoire partagé, personne n’est empêché de travailler.

Les séances d’instruction, qui permettent aux membres des chambres de confronter leurs points de vue et de préparer les projets qui seront soumis aux formations de jugement, se déroulent, selon le cas, par visioconférence ou conférence téléphonique.

Les liens entre les membres du Conseil d’État, si importants dans l’élaboration des solutions, sont ainsi maintenus. Ils le sont aussi grâce à la note que le président de la Section du contentieux adresse quotidiennement à chacun des membres et agents de la Section, pour assurer leur information et le cadrage de l’activité. Les échanges de mails se sont multipliés. Le Conseil d’État reste, plus que jamais, un collège.

Dès la fin du PCA, toutes les énergies seront mobilisées pour inscrire à des rôles de jugement, au plus vite, les affaires qui auront été préparées et étudiées pendant la crise.

La fin de l’année 2020 risque d’ailleurs d’être chargée pour les membres du Conseil d’État, car si le nombre des dossiers enregistrés a beaucoup baissé depuis la mi-mars, ce n’est que partie remise. L’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, qui renvoie elle-même à l’ordonnance n° 2020-306 du même jour, relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période, a prévu que les délais de recours expirant entre le 12 mars 2020 et un délai d’un mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire recommencent à courir à compter de la fin de cette période. Ils recommenceront donc à courir, sauf nouvelle prolongation, le 25 juin 2020. C’est donc pendant tout l’été que les requêtes en attente pourront être enregistrées.

Les membres du Conseil d’État auront à cœur de faire en sorte que les efforts qu’ils ont consentis, depuis de nombreuses années, pour réduire les stocks et les délais de jugement, ne soient pas réduits à néant. Il en ira de même dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel.

Cela vaudra naturellement pour le contentieux fiscal. Si cette branche du contentieux ne fait pas partie des contentieux essentiels qui ont été maintenus pendant la période de crise sanitaire, les fiscalistes du Conseil d’État ont continué de travailler. Les rôles de l’été et de l’automne promettent d’être particulièrement riches, pour compenser l’absence de toute séance de jugement des formations fiscales pendant les mois de printemps.

Il est permis de penser que la crise sanitaire en cours sera aussi l’occasion de réfléchir aux méthodes de travail des juridictions. Les progrès réalisés en matière de télétravail resteront acquis. L’organisation adoptée pour rendre plus efficace les séances d’instruction ne sera sans doute pas perdue. On ne peut pas exclure que certaines des dispositions prévues de façon transitoire soient pérennisées, comme la possibilité de rendre publiques les décisions par mise à disposition au greffe de la juridiction, et non par lecture en séance publique.

Au total, comme souvent, la crise que nous vivons, au-delà des souffrances qu’elle provoque, pourrait ainsi être l’occasion de réaliser de nouveaux progrès dans l’efficacité de la juridiction administrative.

 

(1) CE, référé, 22 mars 2020, n° 439674.
(2) CE, référé, 27 mars 2020, n° 439720.
(3) CE, référé, 28 mars 2020, n° 439693.
(4) CE, référé, 28 mars 2020, n° 439726.

 

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