Par Serge Slama[1], Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes, CRJ, co-directeur du Master droit des libertés

Suite à la censure, pour méconnaissance du droit au respect de la vie privée, de dispositions de la loi n°2021-646 du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés (article 47 I.) visant à légaliser l’usage des drones munis de caméras par les autorités publiques, on peut se demander si le Conseil constitutionnel a, compte tenu des motifs de sa décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021 (cons. 129 à 141), durablement et substantiellement empêché l’usage de ces aéronefs par les autorités publiques ou simplement retardé leur décollage – jusqu’à l’adoption d’une future loi apportant les garanties exigées. Assistera-t-on à une massification de la surveillance de l’espace public par des drones ?

Que prévoyaient les dispositions censurées de la loi « sécurité globale » s’agissant du déploiement des drones équipés de caméras ?

Les dispositions de l’article 47 I. de cette loi, telle qu’elle a été adoptée par le Parlement, visaient à légaliser et à encadrer l’utilisation par les autorités publiques des « aéronefs circulant sans personne à bord et opérés par un télépilote ou sur des aéronefs captifs » (c’est-à-dire des drones télécommandés) dans trois cadres inscrits. Elles étaient inscrites dans un chapitre du Code de la sécurité intérieure (même pour les dispositions relevant de la procédure pénale).

En premier lieu, dans l’exercice de leurs missions de prévention, de recherche, de constatation ou de poursuite des infractions pénales, ces drones devaient pouvoir être utilisés par les services de l’État concourant à la sécurité intérieure et à la défense nationale, sur autorisation de l’autorité judiciaire (procureur de la République ou juge d’instruction), afin de procéder à la captation, à l’enregistrement et à la transmission d’images par des caméras embarqués (L.242-5 I. CSI).

En deuxième lieu, dans l’exercice de leurs missions de maintien de l’ordre et de la sécurité publics, les mêmes services devaient pouvoir, sur autorisation du préfet de département, procéder aux mêmes opérations aux fins d’assurer la prévention des atteintes à la sécurité des personnes et des biens dans des lieux particulièrement exposés à certains risques d’infractions pénales, la sécurité des rassemblements de personnes, la prévention d’actes de terrorisme, la protection des bâtiments publics, la régulation des flux de transport, la surveillance des frontières en vue de lutter contre leur franchissement irrégulier ainsi que le secours aux personnes (L.242-5 II.).

En troisième lieu, à titre expérimental, les services de police municipale devaient pouvoir être autorisés à utiliser ces aéronefs par le préfet dans l’exercice de leur mission de prévention des atteintes à l’ordre public et de protection de la sécurité des personnes et des biens ainsi que de leurs missions de police judiciaire, aux fins d’assurer l’exécution des arrêtés de police du maire et de constater les contraventions à ces arrêtés (L.242-7 I. CSI). Les images captées devaient pouvoir être transmises en temps réel au poste de commandement du service utilisateur (L.242-2 I.).

Qu’est-ce qui a justifié l’adoption de ce texte ?

Depuis plusieurs années, face à la multiplication des usages de drone par les pouvoirs publics, la CNIL avait dénoncé l’illégalité de l’usage de ces drones munis de caméras par les forces de l’ordre. Ces usages illégaux ont amené le juge des référés du Conseil d’Etat à prononcer des injonctions à l’encontre du préfet de Police afin qu’il cesse « sans délai », de procéder à ces mesures de surveillance durant le confinement général de la population au printemps 2020 (CE, réf., 18 mai 2020, Quadrature du Net et LDH, n° 440442, 440445 ) ou à l’occasion de manifestations (CE, réf., 20  décembre 2020, Quadrature du Net, n° 446155. V. Sébastien Hourson, « Dans l’œil du drone », BCDJ, 4 juin 2020 Bastien Le Querrec, «Le Conseil d’État ouvre l’espace aux drones», RDLF 2020 n°81). La CNIL a ensuite prononcé une sanction à l’encontre du ministère  de l’Intérieur pour  ces utilisations illicites  et l’a enjoint de ne recourir à la captation de données à caractère personnel à  partir  de drones que lorsqu’un cadre normatif autorisant la mise en œuvre de tels traitements serait adopté (Drones : la CNIL sanctionne le ministère de l’Intérieur, 14 janvier 2021 ; « Drones: comment Gérald Darmanin a voulu échapper à toute sanction », Médiapart, 8 mai 2021).

Au cours du débat parlementaire, notamment à l’initiative du Sénat, certaines garanties ont effectivement été apportées. D’une part, le législateur a prohibé la captation du son depuis ces aéronefs, l’analyse des images captées au moyen de dispositifs automatisés de reconnaissance faciale, ainsi que les interconnexions, rapprochements ou mises en relation automatisés des données à caractère personnel avec d’autres traitements de données (art. L.242-1 CSI).

D’autre part, la captation, l’enregistrement et la transmission d’images sur la voie publique ne devaient pas permettre la visualisation des images de l’intérieur des domiciles ni, de façon spécifique, celles de leurs entrées (Art. L.242-2 CSI). Pourtant il ne semble pas exister à l’heure actuelle de dispositif algorithmique permettant de s’assurer l’impossibilité pour un drone de visualiser l’intérieur des domiciles privés. Comment lors d’une manifestation se déroulant boulevard Voltaire pourra-t-on avoir la certitude que le drone ne pourra, en aucune manière, filmer ce qui se passe à l’intérieur des domiciles par les fenêtres ou les cours d’immeubles ? Comment lors de la surveillance de bâtiments publics tels que l’Elysée ou Matignon pourra-t-on être assuré que le drone ne captera pas un couple batifolant dans un jardin d’une propriété voisine ?

Dans son avis du 26 janvier 2021, la CNIL avait pourtant souligné la difficulté « à mettre en œuvre en pratique [cette prohibition] au regard du fonctionnement concret des dispositifs de caméras aéroportées » car s’agissant des caméras fixes « les contrôles sur place qu’elle mène démontrent la difficulté [….] de respecter l’interdiction de filmer l’intérieur ou les entrées des immeubles d’habitation ».

En outre, comme le préconisait la CNIL, sur le modèle du Schéma national du maintien de l’ordre, le texte prévoyait que le ministre de l’Intérieur devait adresser aux services placés sous autorité, dans le délai d’un an à compter de la publication de la loi déférée et après consultation de la CNIL, des lignes directrices ayant principalement pour objet de définir une doctrine d’emploi des dispositifs aéroportés de captation d’images (art. L.242-2 II., censuré). Enfin, le public doit être informé par tout moyen approprié de la mise en œuvre du dispositif de captation d’images « sauf lorsque les circonstances l’interdisent ou lorsque cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis » (art. L.242-3 CSI).

Comme on pouvait le présager, ces garanties se sont avérées insuffisantes pour éviter la censure constitutionnelle. Issu d’une proposition de loi, le texte n’avait pas bénéficié d’un avis du Conseil d’État. En outre, Le Gouvernement, qui a largement téléguidé le texte, est resté sourd aux avis, pourtant très critiques, du Défenseur des droits (avis du 17 novembre 2020), de la CNCDH  (avis du 26 novembre 2020) ou de la CNIL (avis du 3 février 2021 rendu sur saisine du… président de la commission des lois du Sénat). Cette dernière avait pourtant averti les pouvoirs publics qu’avec ce texte on était face à un « changement de paradigme [qui] ne doit pas être sous-estimé dans le contexte de la montée, au sein de notre démocratie, d’un débat autour de la mise en place d’une société dite « de surveillance » » (Délibération n° 2021-011 du 26 janvier 2021 portant avis sur une proposition de loi relative à la sécurité globale). La censure de cette pâle copie adoptée par le Parlement était donc prévisible. Pour autant, on peut déceler dans les interstices de la décision du 20 mai les garanties supplémentaires qui devront être apportées par le législateur afin de surmonter cette censure.

En quoi les motifs retenus par le Conseil constitutionnel dans sa décision de censure laissent-ils des interstices à une future ?

D’une part, dans sa décision du 20 mai, le Conseil constitutionnel estime que pour respecter la Constitution la mise en œuvre de tels systèmes de surveillance « doit être assortie de garanties particulières de nature à sauvegarder le droit au respect de la vie privée ». En effet, la captation et la transmission d’images à partir de ces aéronefs, « concerne un nombre très important de personnes, y compris en suivant leur déplacement, dans de nombreux lieux et, le cas échéant, sans qu’elles en soient informées » et, eu égard à la hauteur à laquelle ils peuvent évoluer, sur un vaste périmètre sans que leur présence soit détectée (cons. 135 et 136). On regrettera néanmoins que le juge constitutionnel ne se place que sur ce terrain de la vie privée alors même que, comme le faisaient valoir les députés auteurs de la saisine, leur usage affecte potentiellement le droit d’expression collective des idées et des opinions, découlant de l’article 10 de la DDHC, s’agissant des manifestations (v. par. ex. CC, déc. n° 2019-780 DC du 4 avril 2019, Loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations).

D’autre part, par sa censure de 16 des 42 alinéas de l’article 47.I de la loi déférée (articles L.242-2 et L.242-5), le juge constitutionnel encadre plus l’usage des drones qu’il ne les prohibe. En effet, d’une part, il reconnaît la légitimité de l’usage des drones qui répond « aux objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions » (cons. 135).

Mais surtout, par les motifs de censure retenus, on devine en creux la ligne de crète sur laquelle le législateur pourra s’engager pour légaliser la surveillance par drones.

En premier lieu, s’agissant de la délivrance de l’autorisation par un magistrat judiciaire (pour les procédures judiciaires) ou par un préfet (s’agissant des missions de police administrative), le juge constitutionnel exige que le législateur fixe une « limite maximale » à la durée de celle-ci (comme cela était déjà prévu par le texte pour la police municipale) ainsi qu’un périmètre de surveillance (cons 138).

En second lieu, dans une formulation ambigüe (qui sera sûrement éclairée par le commentaire officiel – pas encore disponible), le juge constitutionnel semble exiger le caractère subsidiaire du recours aux drones par rapport à d’autres outils de captations d’image (cons. 139). En effet, cette exigence n’était prévue dans le texte adopté, que, s’agissant du judiciaire, pour les infractions punies d’une peine inférieure à cinq ans d’emprisonnement et, pour l’administratif, lorsqu’il s’agissait d’assurer la sécurité des rassemblements de personnes sur la voie publique ou dans les lieux ouverts au public ainsi que l’appui des personnels au sol en vue de maintenir ou rétablir l’ordre public (article L.242-5). Dans ces cas, l’autorisation était conditionnée à l’existence de circonstances liées aux lieux de l’opération rendant particulièrement difficile le recours à d’autres procédés de captation ou le risque d’exposer les agents à un danger significatif. Mais hormis ces cas, le législateur n’exigeait pas que le recours aux drones présente un caractère subsidiaire notamment pour les infractions punissables de plus de cinq ans d’emprisonnement et pour les autres missions de police administrative.

Dans son avis, la CNIL avait pourtant critiqué le fait qu’au mépris des principes de nécessité et proportionnalité, le seul « intérêt opérationnel » des drones semblait suffire à justifier le recours à des drones sans que le législateur n’exige de vérifier l’existence de dispositifs moins intrusifs. Et pour le constat et la poursuite d’infractions, la Commission était d’avis que l’usage des drones soit réservé uniquement à celles « d’un degré élevé de gravité ». Semblant faire fi de sa propre jurisprudence (décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, cons. 149 à propos du recours à des mesures d’interception de correspondances émises par voie de communications électroniques), le Conseil constitutionnel n’a pas clairement posé la même exigence pour l’usage – non moins intrusif – de drones munis de caméras susceptibles de surplomber nos têtes à tout moment dans les espaces publics….

En dernier lieu, et c’est la bonne surprise de la décision, le Conseil constitutionnel relève que les dispositions critiquées ne fixaient « pas le principe d’un contingentement du nombre des aéronefs circulant sans personne à bord équipés d’une caméra pouvant être utilisés, le cas échéant simultanément, par les différents services de l’État et ceux de la police municipale » (cons. 140). Une telle exigence n’est pas sans rappeler le contingentement du recueil des données de connexion par IMSI-catcher figurant à l’article L851-6 IV. CSI (v. ce rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2020). Cela vise sûrement également à prévenir l’usage de drones en essaim (v. l’expérimentation par le ministère de la Défense de « SUSIE » – Supervision de systèmes d’intelligence en essaim). Car le vol des drones en nuées au-dessus de manifestants[2], tels Les Oiseaux d’Hitchcock, ne serait pas sans provoquer des cris d’effroi des défenseurs des libertés….

Dans un tweet, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a d’ores et déjà annoncé qu’il proposera « au Premier ministre d’améliorer les dispositions qui connaissent des réserves [sic] du Conseil constitutionnel ». Dans l’immédiat, l’usage de drones munis de caméras n’est légal que par les services de secours, les sapeurs-pompiers ou les personnels de sécurité civile (cf. art. L.242-6 CSI). On peut néanmoins raisonnablement craindre, en plagiant le titre de Paul Cassia sur son blog à la suite de la décision Quadrature du Net et LDH du 18 mai 2020, qu’après demain les drones…

[1] Déclaration d’intérêt : nous avons été signataire, au soutien de la maison des lanceurs d’alerte et de l’association L.214 Ethique et animaux, de l’une des 29 contributions extérieures devant le Conseil constitutionnel contre des dispositions de cette loi. Cette porte étroite était toutefois sans lien avec les dispositions sur les drones.

[2] Il est techniquement envisageable que ces drones soient autonomes et interagissent les uns avec les autres. Ainsi en Libye, un drone a récemment en toute autonomie abattu une cible humaine sans être télécommandé).

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]