Par Sabrina Robert-Cuendet, Professeur de droit public, Le Mans Université

Depuis le 11 octobre 2020, le Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union est applicable. Sans bouleverser, ni pour l’Union européenne, ni pour les États membres, le droit jusqu’alors applicable à l’admission des investissements directs étrangers (IDE), le règlement constitue une pièce importante du droit européen des investissements qui est en pleine construction.

Quelles sont les raisons qui ont amené l’Union européenne à se doter d’un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers ?

L’Union européenne est le marché le plus ouvert aux investissements étrangers. La combinaison de la libre circulation des mouvements de capitaux, qui s’applique aussi bien aux capitaux en provenance des États membres qu’aux capitaux en provenance des États tiers, avec les instruments ultra-libéraux de la politique commerciale commune, et notamment les accords de libre-échange qui contiennent des dispositions applicables aux investissements étrangers, fait que les entreprises européennes sont très fortement exposées à la concurrence des entreprises étrangères, sur le territoire des États membres. Or, cette ouverture du marché européen ne favorise pas l’Union dans les négociations internationales qu’elle peut entreprendre avec les grands partenaires commerciaux comme les États-Unis ou la Chine. Le manque de réciprocité de la part de ces derniers est souvent pointé du doigt pour critiquer le libre-échange « naïf » défendu par la Commission européenne.

À cette première raison qui explique que l’UE ait souhaité adopter comme premier acte fondé sur sa nouvelle compétence exclusive en matière d’IDE (intégrés à la politique commerciale commune depuis le Traité de Lisbonne) un règlement portant sur la phase d’admission de ces opérations, s’ajoute le fait que depuis quelques années les investissements étrangers sont parfois perçus comme des vecteurs de politique offensive de la part de certains opérateurs qui, en plus d’inquiéter la compétitivité des entreprises locales, peuvent aussi menacer la sécurité des États. L’adoption du règlement de 2019 est ainsi intervenue dans un contexte où des entreprises chinoises avaient pris ou cherchaient à prendre le contrôle d’actifs stratégiques en Europe (l’achat du port du Pirée par Cosco, le rachat de l’aéroport de Toulouse par Casil, la tentative de prise de contrôle du géant allemand de la robotique Kuka par Midea, etc.). Le règlement 2019/452 s’inscrit dans une nette tendance des États les plus attractifs pour les capitaux étrangers à renforcer leur capacité de contrôle des investissements dans un but de protection de leur souveraineté.

Au sein de l’UE, quatorze États (dont la France) sont dotés d’un mécanisme national de filtrage des investissements. Ces dispositifs sont variés. Ils permettent, selon les cas, un contrôle ex ante ou ex post, sur la base d’une notification volontaire ou obligatoire, à tous les investissements dépassant un certain seuil financier ou dans certains secteurs seulement, etc. En outre, ils peuvent faire l’objet de nombreuses modifications successives, le plus souvent pour renforcer et étendre les modalités du contrôle. L’adoption d’un cadre faîtier supranational permet aussi de rendre plus transparent ces dispositifs dans un souci de sécurité juridique.

Quelles sont les modalités de contrôle prévues par le règlement 2019/452 ?

Par ce qu’elle en a la compétence en vertu de l’article 207 TFUE, l’UE aurait pu élaborer un dispositif réglementaire lui permettant de confier à la Commission européenne le droit de contrôler directement les IDE réalisés sur le territoire des États membres (ces derniers conservant cette compétence pour ce qui concerne les investissements de portefeuille). Mais le cadre européen pour le filtrage des IDE dans l’Union ne se substitue pas aux législations nationales. Au contraire, le règlement 2019/452 reconnaît qu’il appartient aux États membres, et à eux seuls, de procéder au filtrage des IDE, dans la mesure où il s’agit de protéger leur ordre public et leur sécurité publique. Les dispositifs nationaux doivent donc être maintenus, la Commission européenne appelant même les États qui ne sont pas encore dotés de tels mécanismes à le faire dans ses Orientations à l’intention des États membres concernant les IDE et la libre circulation des capitaux provenant de pays tiers ainsi que la protection des actifs stratégiques européens adoptées le 20 mars 2020 en lien avec la crise de la Covid-19.

Le règlement 2019/452 permet d’abord de coordonner ces dispositifs nationaux. Les États membres, à travers leur administration respective (le Trésor au sein du ministère français de l’Économie et des Finances par exemple), ont seuls le droit de suspendre, bloquer ou conditionner un IDE, selon les conditions et dans les secteurs qu’ils ont eux-mêmes définis dans leur législation nationale. Mais le règlement identifie une série de facteurs que les États peuvent prendre en compte pour procéder au filtrage des investissements (facteurs tenant aussi bien au secteur concerné qu’à la nature de l’opération envisagée et à l’identité de l’investisseur). Le règlement requiert aussi des États qu’ils rendent les procédures plus claires et plus transparentes et qu’ils prévoient des procédures de recours contre les décisions qui peuvent être adoptées à l’encontre des investisseurs étrangers. Cette « harmonisation douce », si elle peut paraître négligeable, a son importance quand on sait à quel point les dispositifs nationaux sont obscurs et imprévisibles.

Plus fondamentalement, la Commission européenne se voit reconnaître la possibilité d’émettre des avis, à l’adresse de l’État, lorsqu’elle estime qu’un investissement est susceptible de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public de plus d’un État membre. Si l’État n’est nullement lié par cet avis, il ne pourra pas purement et simplement l’ignorer. Il a l’obligation de coopérer avec la Commission, notamment en notifiant à cette dernière toutes les procédures de filtrage. Le Règlement 2019/452 reconnaît, sans le dire, à la Commission le rôle de gardien de la sécurité européenne et d’autorité de référence pour apprécier les risques qu’un IDE pourrait faire peser au sein de l’Union.

Quels sont les investissements qui peuvent faire l’objet d’une procédure de filtrage ?

Le filtrage des IDE n’est autorisé qu’à l’égard des opérations qui peuvent présenter une menace à la sécurité ou à l’ordre public. Ce sont les États qui sont les seuls compétents pour définir ce qu’ils entendent par sécurité nationale et ordre public. Mais deux réserves doivent ici être apportées. D’une part, la Cour de justice de l’Union européenne peut exercer un contrôle juridictionnel sur l’appréciation de ces notions et le contentieux est, dans ce domaine, très fourni. D’autre part, la Commission européenne pourra désormais donner un avis sur certains investissements, qui pourrait amener les États concernés à faire évoluer leur doctrine. Autrement dit, la sécurité européenne pourrait progressivement déterminer les conceptions nationales de la sécurité nationale et de l’ordre public.

Ceci dit, sont traditionnellement visés par les procédures de filtrage les investissements en lien avec les activités de défense de l’État, dans le domaine de l’armement en particulier. Mais, peu à peu, une conception plus large des secteurs à protéger dans un souci de sécurité nationale s’est développée. Les secteurs des infrastructures, des télécommunications, de l’énergie ou encore des données personnelles ont été ajoutés aux secteurs sensibles pour lesquels un contrôle des IDE peut avoir lieu. La survenance de la pandémie de Covid-19 a montré que les industries pharmaceutiques ou les entreprises de production de biens médicaux de première nécessité devaient également être considérés comme des actifs stratégiques, exposés aux « acquisitions prédatrices » des investisseurs étrangers. C’est le sens des orientations de la Commission européenne précitées de mobiliser les États membres sur la nécessité de protéger les capacités économiques de résilience de l’Union pour faire face à de futures crises comparables.
Finalement, si tous les IDE ne peuvent pas faire l’objet d’un filtrage – puisque l’UE a toujours pour objectif de maintenir un haut degré de libéralisation – aucune opération ne peut, par principe, en être systématiquement exclue. Ce qui pose la question de savoir si dans le cadre du Règlement 2019/452, un filtrage réalisé à des fins de patriotisme économique est possible. La réponse, a priori, est claire et négative : les entraves à la libre circulation des capitaux pour des motifs purement économiques ne sont pas autorisées par le droit de l’UE. Et pourtant, la frontière entre protection de la souveraineté strictement économique des États et protection de la sécurité nationale entendue au sens large est de plus en plus poreuse et le Règlement 2019/452 ne met rien en place qui pourrait interdire aux États – ou à la Commission – d’opter pour une politique d’investissement défensive, à l’instar d’autres États, comme les États-Unis par exemple.

 

Pour aller plus loin :