Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre du Club des juristes

Après l’électrochoc organisationnel du printemps 2020 puis l’état d’urgence sanitaire l’ayant banalisé, le travail au domicile est aujourd’hui installé dans nos mœurs sociales. Si les télé-travaux forcés du confinement général du printemps 2020 étaient tout à fait spécifiques, certains salariés sont rarement revenus au bureau depuis, et ne s’en plaignent pas forcément.

« E pur si muove ! » ont constaté pour leur part, non sans quelque surprise, tabous brisés ou blocages levés, nombre de chefs d’entreprise.

Comment notre droit du travail issu de la Révolution industrielle reçoit-il cette nouvelle organisation opposée à ses fondamentaux : une obligation de moyens (le présentéisme), dans l’unité de temps, de lieu et d’action de l’usine taylorisée, source de collectif ?

En pleine Révolution numérique, mais aussi transition énergétique, comment s’adapte-t-il à cette somme d’individus travaillant de chez eux, dans des environnements donc extrêmement divers sur le plan technique et familial, ce qui pose problème aux syndicats ?

Mais côté salariés, les marges de manœuvre ainsi offertes quelques jours par semaine sont plébiscitées : d’abord car elles évitent le temps et la fatigue des transports très en commun, et permettent d’aller chercher les enfants à l’école, faire une course à la pharmacie voire – horresco referens – 20 minutes de sport dans le jardin public voisin.

Côté entreprise, l’exercice du lien de subordination, critère du contrat de travail, se heurte légitimement ici au principe retenu il y a vingt ans par le regretté doyen Philippe Waquet, dans l’arrêt du 2 octobre 2001 rendu au visa de l’article L. 1121-1 du Code du travail et 9 du Code civil : « Le salarié n’est tenu ni d’accepter de travailler à son domicile, ni d’y installer ses dossiers et ses instruments de travail ».

Ce ne sont donc ni le pouvoir de direction, ni le pouvoir disciplinaire qui prévalent ici, mais le droit au respect de l’intimité de sa vie privée, dont la cathédrale reste son domicile.

Problèmes inédits pour environ 5 millions de salariés français… sur 19 millions.

Si par exemple au bureau comme à l’usine, le cadre peut surveiller les horaires et visuellement les « allées et venues » de ses collaborateurs, sans même évoquer les lois Informatique et Libertés, on imagine mal un employeur imposer au télétravailleur de garder sa caméra ouverte en permanence.

Comment contrôler les temps de pause, ou le temps réel de travail d’un salarié qui est « chez lui » ?  Alors que notre définition légale de la durée du travail est justement « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » ?

Quid des règles d’hygiène et de sécurité dans un domicile, temple de la vie privée mais aussi familiale (ah, Zoom avec des enfants en bas âge !), dont l’accès est interdit à quiconque sauf accord express du salarié ?

Mais à part ces menus détails du profond changement de culture en cours, tout va très bien, Madame la Marquise.

« Par de pareils sujets, les Codes sont blessés »

Que faire ? « Rien…Surtout rien ! » semble dire l’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 : « Les salariés en télétravail ont les mêmes droits légaux et conventionnels que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise : maintien du lien de subordination, durée du travail et temps de repos, contrôle du temps de travail ».

Partenaires sociaux mais aussi législateur (L.1222-9) sont en effet tétanisés par la crainte de saper notre Code avec des dérogations s’écartant des fondamentaux de L. Blum (1936) et A. Croizat (1946), en particulier en matière de repos et de santé. Mais aussi par l’aggravation de la polarisation sociale renforcée par la Révolution numérique, avec la création de nouveaux avantages pour les salariés déjà autonomes, dont nombre de collègues, et en particulier les premiers de corvée rarement télétravailleurs mais très majoritaires au niveau national, ne pourront bénéficier : légitime volonté de cohésion sociale, mais aussi religion française de l’égalité à tout prix.

Résumons : en droit, travailler au bureau ou chez soi, aucune différence.

Est-ce bien raisonnable, même pour une autruche ?

« Pour obtenir l’abrogation d’un texte stupide, il suffit de l’appliquer stupidement ». Imaginons donc un militant facétieux invitant un inspecteur du travail obsédé textuel à venir constater à son domicile les infractions potentielles.

Parmi des dizaines, à 10 000 € chacune…

Dans son appartement, dispose-t-il d’une « signalisation indiquant le chemin vers la sortie la plus proche, dont la largeur ne doit pas être inférieure à 0,80 mètre » (Art. R4227-13) ?

L’air y est-il « renouvelé de façon à éviter les odeurs désagréables » (Art. R4222-1) ?

Art. R. 4228-13 : «. Le sol et les parois des cabinets d’aisance sont en matériaux imperméables permettant un nettoyage efficace ». Etc.

Certes le Code du travail invite cet agent de contrôle « à agir en faisant preuve de discernement dans le choix de ses modalités d’action. Il décide librement des suites à donner à ses interventions » (Art.R8124-27). Et l’on voit mal son supérieur transmettre de tels procès-verbaux au Parquet, qui lui-même…

Ce ridicule serait donc risible si cette identité intenable n’encourageait les employeurs à des pratiques d’une immense mais compréhensible hypocrisie. Deux exemples.

Afin d’éviter d’éventuels procès-verbaux sur le non-respect de la durée maximum journalière, couper collectivement l’accès aux serveurs à 19h00.

Pour garantir les durées minimums de repos (11 heures), couper automatiquement toute connexion individuelle au bout de 13 heures.

Nul n’ignore en effet qu’il est impossible de travailler sans être connecté sur le serveur de l’entreprise, ou de joindre sur un groupe WhatsApp dédié aux collègues et supérieurs hiérarchiques, voire clients ou fournisseurs.

« Et cela fait venir de coupables pensées»

Car plus ennuyeux à terme : si le droit du travail continue à ignorer les spécificités du télétravail au domicile (car travailler à l’extérieur, dans un télé-centre, un bureau-satellite ou dans un espace de co-working ne pose évidemment pas les mêmes problèmes), il encourage sa propre marginalisation.

Car la flexibilité et la confiance ainsi offertes – et ici réciproques – sont surtout le fait de collaborateurs autonomes se sentant davantage tenus par une obligation de résultat que par un simple présentéisme, parfois contemplatif : sacrilège pour nos nouveaux inspecteurs Javert, estimant que peu importe l’ivresse (la production en temps, quantité et qualité), pourvu qu’on ait le flacon : le respect des règles et des procédures.

Le télétravail se démocratisant très rapidement, pour éviter rattrapage d’heures supplémentaires sur trois ans voire procès pénal pour travail dissimulé faute de déclaration, des entreprises choisiront demain de privilégier les travailleurs indépendants – vraiment indépendants, car plus proches du Loup que du Chien de la Fable – évacuant ainsi d’un coup droit du travail et redressement URSSAF.

Et quitte à faire travailler « à distance », travailler de Paris, de Strasbourg, ou de Bucarest, voire de Bengalore…

On imagine les effets délétères de cette uberisation sur notre protection sociale centrée sur le salariat, et déjà moyennement en forme.

« Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage » (Genèse, 3.19)

Travailler la terre des rudes pays d’Orient nécessitait un rude labeur. Mais en ce début de troisième millénaire, malédiction divine et dolorisme font-ils nécessairement partie intégrante des fondements du droit du travail, alors que des alternatives moins contraignantes s’offrent aujourd’hui à certains salariés, soucieux d’un meilleur équilibre vie privée/vie professionnelle, désormais toutes générations confondues ?

Faut-il associer l’inutile au désagréable en exigeant du télétravailleur, restant bien sûr tenu par une obligation de résultat en qualité et en quantité, qu’il se comporte chez lui exactement comme au bureau ? Alors « que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargeons de notre bonheur ».

Et reproduisons aujourd’hui en matière de lieu de travail le forfait-jours créé par Martine Aubry en matière de durée du travail à l’occasion du passage aux 35h en l’an 2000, s’agissant de « cadres autonomes » dans leur emploi du temps. Après un aveu courageux (le calcul minutieux du temps de travail de l’ouvrier sur chaîne est irréaliste pour un consultant), elle avait procédé à une rupture normative avec la création du forfait-jours, aujourd’hui plébiscité par les 4 millions de cadres concernés, et envié par nos voisins.

Pour le télétravail, jouer la confiance et autoriser des expérimentations par accord collectif, afin de ne pas entrer dans l’avenir à reculons.