Par Gwénaële Calvès – Professeure de droit public à l’Université de Cergy-Pontoise – Co-directrice du Diplôme d’université « Laïcité et principes de la République »
En autorisant le port du burkini dans les piscines publiques, la délibération adoptée le 16 mai 2022 par le conseil municipal de la ville de Grenoble a déclenché une polémique d’ampleur nationale. Le ministre de l’Intérieur a donné instruction au préfet de l’Isère de saisir le tribunal administratif, en vue d’en obtenir la suspension.

Dans quel cadre le ministre de l’Intérieur a-t-il demandé au préfet de saisir le tribunal administratif ?

Le ministre entend inaugurer, à l’occasion de cette affaire de burkini, la procédure de déféré-laïcité créée par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Elle permet au préfet (sur instruction, le cas échéant, du ministre de l’Intérieur) de déférer à l’examen du juge administratif, en urgence, une gamme très étendue de décisions prises au niveau local : délibérations relatives au fonctionnement des services publics (comme dans le cas grenoblois), marchés ayant pour objet l’exécution du service public, subventions et soutien aux associations, recrutement et gestion des agents publics territoriaux… Même des actes non soumis à transmission au titre du contrôle de légalité entrent dans le champ du déféré-laïcité. Si le préfet démontre que l’acte «est de nature à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics », le juge, en suspendra l’exécution dans les 48 heures.

En l’occurrence, le préfet de l’Isère avait annoncé, la veille de l’adoption de la délibération, qu’il la déférerait au tribunal administratif de Grenoble car, selon son communiqué de presse, elle avait pour « objectif manifeste » de « céder à des revendications communautaristes à visées religieuses ». Cette formule fait écho à l’objet même de la loi du 24 août 2021, qui a entendu donner à l’État les moyens de contrecarrer ce que l’exposé des motifs appelle le « travail de sape » d’associations qui pratiquent un « entrisme communautariste […] pour l’essentiel d’inspiration islamiste ». Lorsque de telles associations — ici, l’Alliance citoyenne, dans le collimateur du ministère de l’Intérieur depuis un certain temps — trouvent l’oreille d’élus naïfs ou complices, le déféré-laïcité permet de saisir promptement le juge.

Cette nouvelle procédure n’a toutefois pas vocation à ouvrir un procès d’intention. C’est l’acte déféré, et lui seul, qui sera examiné : est-il, ou non, « de nature à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics » ? L’instruction gouvernementale du 31 décembre 2021 (non publiée) souligne qu’une telle appréciation « peut être délicate, et relève in fine du juge ». Dans le cas du burkini à la piscine, la gravité de l’atteinte n’a rien d’évident, et le ministre prend le risque, pour cette première utilisation du déféré-laïcité, du coup d’épée dans l’eau.

A-t-il lieu de craindre que le tribunal lui oppose la jurisprudence de l’été 2016, relative au port du burkini à la plage ?

Dans sa décision du 26 août 2016, le Conseil d’État a rappelé qu’une mesure de police ne pouvait restreindre l’exercice d’une liberté fondamentale que pour prévenir, ou faire cesser, un trouble à l’ordre public, dans ses trois dimensions traditionnelles que sont la sécurité, la tranquillité et la salubrité, à quoi s’ajoute — dans le cas des plages — la décence. Il a estimé que, sauf circonstances locales particulières, le fait de se baigner avec un burkini ne heurtait aucune de ces composantes de l’ordre public. Si on transpose à la décision grenobloise, qui n’est pas une mesure de police mais une règle d’accès à un équipement public, on arrive vraisemblablement à la même conclusion.

Le nouveau règlement intérieur des piscines a recherché un compromis — au nom de la liberté de religion, ou du principe de non-discrimination — entre les règles communes, qui visent à protéger l’ordre public, et les normes de « pudeur islamique » (awra) prônées par certains courants de l’islam. Dans une démarche classique d’accommodement raisonnable, il a accepté uniquement les normes religieuses dont le déploiement ne heurte pas le droit commun. Les bermudas masculins restent interdits, pour des raisons d’hygiène. Les maillots féminins dits « couvrants » restent interdits, pour des raisons de sécurité, lorsqu’ils comportent une tunique ample « plus longue que la mi -cuisse ».

La question de savoir si les différents modèles de burkini désormais autorisés dans les piscines grenobloises sont ou non conformes aux normes d’hygiène et de sécurité d’un milieu aquatique fermé (par opposition à la mer ou l’océan) est une question de pur fait. Il appartiendra au juge de la trancher, mais seulement (car elle est trop technique) lorsqu’il examinera au fond le recours formé par le préfet d’une part, par des élus de l’opposition municipale d’autre part. Ce second recours est assorti d’une demande de suspension qui n’a guère de chance de prospérer, car en admettant même que la condition d’urgence soit jugée satisfaite, le « doute sérieux quant à la légalité de la décision » sera aussi difficile à établir que l’atteinte « grave » aux principes de laïcité et de neutralité des services public.

Les opposants à la décision du conseil municipal n’ont donc, selon vous, aucun argument juridique à faire valoir ? 

Il me semble difficile de traduire dans la langue du droit le malaise — voire la consternation — que suscite, dans plusieurs secteurs de l’opinion, la décision de la ville de Grenoble. Des trois terrains envisageables, seul le dernier pourrait s’avérer praticable, même si j’admets que la jurisprudence, à ce jour, ne l’a pas défriché.

Le premier terrain est celui des politiques d’égalité entre les femmes et les hommes, qu’une loi du 4 août 2014 engage les collectivités territoriales à mettre en œuvre. Je crois que cette voie est sans issue, parce que les adversaires et les partisans du burkini se réclament avec la même ardeur de l’exigence d’égalité entre les sexes. Ils en développent deux visions concurrentes, d’ordre philosophico-politique, entre lesquelles le juge n’a pas les moyens d’arbitrer. Aucun texte ne lui permet de trancher en faveur de l’une ou de l’autre.

Le deuxième terrain est, lui aussi, partagé par les deux camps en présence : c’est celui du « vivre-ensemble ». Le vivre-ensemble des uns s’incarne dans une politique « inclusive », qui invite des femmes en burkini à nager aux côtés de femmes en monokini. Celui des autres s’identifie aux « exigences minimales de la vie en société » invoquées par le législateur, en 2010, pour interdire la dissimulation du visage dans l’espace public. La Cour européenne des droits de l’homme avait admis que « le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale », non sans attirer l’attention sur « la flexibilité de la notion de vivre-ensemble et le risque d’excès qui en découle » (SAS c. France du 1er juillet 2014, § 122).

L’avertissement n’a pas été entendu par le législateur français, qui a placé un nombre considérable de dispositions de la loi du 24 août 2021 contre le séparatisme sous les auspices du « respect des principes de la République et des exigences minimales de la vie en société » (c’est l’intitulé du Titre I). Mais quel est le contenu, sociologique et surtout juridique, de ces « exigences minimales » ? Elles restent, en l’état actuel des choses, très loin d’être cristallisées en des règles de droit opposables, par le juge administratif, à une délibération valablement adoptée par un conseil municipal. Seule une loi pourrait décider d’étendre au burkini l’interdiction qui pèse sur la burka (mais au prix d’un vaste psychodrame national, suivi d’une condamnation quasi-certaine par la Cour européenne des droits de l’homme, qui refusera d’assimiler au visage le mollet ou l’avant-bras).

Reste le troisième terrain, celui de la neutralité du service public. Les usagers d’une piscine municipale, contrairement aux agents, ont le droit d’exprimer leurs convictions religieuses. Ce droit s’exerce dans les limites de l’ordre public, comme à la plage. Mais il s’exerce aussi, et cette contrainte plus spécifique ne vaut pas pour la plage, dans le respect du bon fonctionnement du service et de sa neutralité. On ne distribue pas de bibles dans la salle d’attente d’une CAF, on n’organise pas de prières collectives à la bibliothèque municipale. Pourquoi ? Parce qu’en matière spirituelle, l’usager du service public doit être protégé contre toute forme de pression. C’est ce qu’énonce la loi du 9 décembre 1905, qui clôt le cycle des lois de laïcisation des services publics ouvert dans les années 1880, en son article 1er : « la République assure la liberté de conscience ». Par son organisation même, séparée des cultes, et par le fonctionnement de ses institutions comme de ses services, elle tend vers ce but.

Or — comment le nier ? — le message adressé par les porteuses de burkini à celles qui n’en portent pas (ou à leurs parents, à leur entourage, et à tous ceux qui s’estiment en droit de leur donner des leçons de pudeur) revêtira, dans certains contextes, la tournure d’une injonction. Les défenseurs du burkini conviennent eux-mêmes que le risque de pression n’est pas nul, tout en soulignant qu’un risque simplement hypothétique ne permet pas de justifier la restriction d’une liberté. Pour une mesure de police, c’est bien certain, mais pour une règle de fonctionnement d’un service public ?

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