Par Aurélien Antoine, Professeur de droit à l’Université de Lyon-Saint-Étienne, Directeur de l’Observatoire du Brexit, et auteur en 2020 de Brexit : Une histoire anglaise aux éditions Dalloz

Le gouvernement britannique a publié mercredi 9 septembre un projet de loi révisant en partie ses engagements pris dans le cadre du Brexit.

Pourquoi le gouvernement britannique a-t-il déposé un projet de loi qui entre en contradiction avec l’accord de sortie ?

La lecture du projet de loi relatif au marché intérieur britannique emporte une première appréciation : le gouvernement britannique agit brutalement, ce qui rappelle la manière dont il avait congédié le parlement il y a environ un an. Avec ce texte, qu’il y ait accord ou pas, les Britanniques souhaitent déterminer librement les modalités de la circulation des marchandises et des aides d’État en Irlande du Nord, deux aspects que le Protocole relatif à l’Irlande du Nord et l’Irlande (ci-après « le Protocole ») est censé régir sur la base d’une collaboration étroite entre les deux parties et des conditions de concurrence équitable (level playing field ou LPF). Pour le Premier ministre britannique Boris Johnson, ce projet de loi qui consacre l’unilatéralisme britannique sur des points spécifiques, mais essentiels dans le cadre des négociations, met au pied du mur l’Union européenne : soit ses dirigeants revoient à la baisse les ambitions du LPF, soit ils devront se résoudre au no deal.

Le second motif qui est à l’origine du projet de loi serait d’assurer la sécurité juridique et l’intégrité du marché intérieur britannique en tirant toutes les conséquences d’un éventuel échec des négociations. En effet, en l’absence d’accord au 31 décembre 2020, le Protocole sur l’Irlande du Nord paraît difficilement applicable. Il faut rappeler que, en vertu du traité ratifié par les deux parties en janvier 2020, l’Irlande du Nord appartient à deux zones de libre-échange : celle du Royaume-Uni et celle de l’île d’Irlande, c’est-à-dire un marché commun qui emporte un alignement important sur le droit de l’Union européenne du régime de la circulation des marchandises entre les deux composantes de l’île (art. 5, 7 et 12 du Protocole). Un tel alignement paraît difficile à structurer sans accord commercial. À partir de ce constat, le gouvernement britannique a sans doute pensé qu’il pouvait se permettre de prendre sans vergogne quelques libertés avec le droit international.

Cette approche recèle deux dangers majeurs. Politiquement, elle préjuge de l’issue des discussions et suggère qu’aucun accord ne sera conclu. C’est évidemment un très mauvais signal au moment peu propice de la fin des négociations. Juridiquement, la démarche britannique peut être considérée comme une violation des engagements pris de bonne foi il y a près d’un an et incorporé dans le droit national par la loi de transposition de 2020.

En quoi ce projet de loi est-il non conforme au droit international, voire au droit interne ?

Au préalable, il convient d’indiquer que le texte déposé le 9 septembre n’en est qu’au stade du projet. Il peut être bloqué temporairement par la Chambre des Lords plutôt hostile au gouvernement sur le sujet du Brexit. Des amendements peuvent aussi lui être adjoints. Bien que Boris Johnson dispose d’une majorité confortable à la Chambre des Communes, plusieurs membres du parti conservateur se sont émus de ce projet comme l’ancienne Première ministre, Theresa May. Des évolutions sont donc possibles.

Les incompatibilités entre le traité entré en vigueur le 1er février 2020 sont contenues aux sections 40, 41, 42 et 43 de la partie 5 du projet de loi dédiée au Protocole. Les deux premières donnent une compétence générale aux autorités gouvernementales britanniques de réglementer le marché nord-irlandais afin d’éviter toute friction au sein du marché intérieur du Royaume-Uni. La troisième disposition permet même de contrevenir aux décisions prises en application du Protocole si elles portent atteinte à l’intégrité du marché britannique.

L’ensemble des trois clauses est manifestement incompatible avec les articles du traité de sortie et du Protocole qui prévoient que les modalités de la libre circulation des marchandises entre les deux zones de libre-échange seront déterminées par un comité mixte paritaire (art. 12 du Protocole notamment).

La quatrième section concerne plus spécialement le droit des aides d’État qui, malgré sa technicité, est une dimension essentielle à l’établissement d’une concurrence équitable entre les entreprises de l’UE et celles du Royaume-Uni. Selon l’article 10 du Protocole, le droit des aides d’État s’applique aux deux Irlande. Or les (1) et (2) de la section 43 disposent explicitement que le ministre pourra notamment faire échec à l’application des conséquences de la mise en œuvre de l’article 10.

En droit interne, en vertu de l’article 4 du traité de sortie transposé par la loi de 20201 qui garantit son effet direct et sa primauté, les juridictions nationales, saisies d’un recours de judicial review, pourraient a priori sanctionner un règlement pris en application de la section 43. Conscient de ce danger, le gouvernement a prévu, par l’introduction d’une section 45, que les dispositions précitées produiront leur effet, quelle que soit leur contradiction ou leur non-conformité avec le droit international ou d’autres pans du droit interne (y compris la jurisprudence). En écartant toute incompatibilité des actes de l’Exécutif avec le droit interne, la question se pose de savoir si l’exclusion de recours juridictionnels qui pourrait en résulter (« ouster clause ») est conforme au principe de rule of law et respectueuse du statut spécifique octroyé à l’accord en droit interne par la loi de 2020. Il y a fort à parier que la mise en œuvre combinée des sections 43, 43 et 45 fera naître d’importants contentieux sans qu’il soit possible, à ce stade, d’en prédire l’issue.

Quelle peut-elle être la réaction de l’Union européenne ?

Deux voies de droit sont envisageables. Les mécanismes d’arbitrage prévus dans la sixième partie du traité de sortie peuvent être actionnés (titre III « Règlement des différends »). Ils aboutiraient après un long processus incertain « au paiement au requérant d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte » (art. 178, 1). Par ailleurs, la saisine de la Cour de Justice a été évoquée par la Commission européenne dans la mesure où le Royaume-Uni demeure soumis aux obligations d’un État membre durant la période de transition (en particulier de coopération loyale et de bonne foi). Il est toutefois fort peu probable que de telles menaces procédurales fassent évoluer le Gouvernement de Boris Johnson qui se considère en position de force en assumant un éventuel no deal.

 

[1] 1. Les dispositions du présent accord et les dispositions du droit de l’Union rendues applicables par le présent accord produisent, à l’égard du Royaume-Uni et sur son territoire, les mêmes effets juridiques que ceux qu’elles produisent au sein de l’Union et de ses États membres.
En conséquence, les personnes physiques ou morales peuvent en particulier se prévaloir directement des dispositions contenues ou visées dans le présent accord qui remplissent les conditions de l’effet direct en vertu du droit de l’Union.
2. Le Royaume-Uni assure le respect du paragraphe 1, y compris en ce qui concerne la capacité dont doivent disposer ses autorités judiciaires et administratives d’écarter l’application de dispositions contradictoires ou incompatibles, au moyen du droit primaire national.